En attendant Rooney
J’adore Sally Rooney. J’étais ravi que son quatrième roman, Intermezzo, bénéficie de sa stature de star des lettres mondiales et d’un traitement d’événement éditorial : parution simultanée dans une...
le 30 sept. 2024
J’adore Sally Rooney. J’étais ravi que son quatrième roman, Intermezzo, bénéficie de sa stature de star des lettres mondiales et d’un traitement d’événement éditorial : parution simultanée dans une vingtaine de pays sans l’habituel délai de traduction, passage de L’Olivier à Gallimard comme un pied de nez aux critiques boomers anti-Rooney, grands entretiens dans le New York Times, le Guardian, le Monde des Livres… Je l’ai dévoré. Et au final, je suis déçu d’être déçu.
J’avais vraiment adoré ses romans précédents, surtout le pénultième, Où es-tu, monde admirable ? – déjà, quel titre ! Sally Rooney y développait tout son art littéraire : décortiquer, démêler, décrire comme une entomologiste les plus subtiles variations des sentiments dans les relations humaines. Elle saisit quelque chose du zeitgeist et du Dasein des jeunes générations en écrivant sur l’essentiel, l’amour et l’amitié, et la fine frontière entre les deux. On peut s’amuser au petit jeu de la modélisation : c’était le polyamour dans Conversations entre amis, le jeune couple dans Normal People, l’amitié féminine dans Où es-tu, monde admirable ?. Ici, il est donc question d’amour fraternel, de polyamour et de différence d’âge. Le roman alterne les points de vue de Peter, 32 ans, avocat brillant amoureux de deux femmes, assez insupportable de vanité et de toxicité, et Ivan, 22 ans, HPI, sans doute quelque part sur le spectre autistique, inadapté socialement, très bon joueur d’échecs (pléonasme) et amoureux de Margaret, une femme mariée de 14 ans son aînée. Dans la plus pure tradition rooneyesque, on suit les fluctuations de leurs amours (contingentes ou non), 450 pages de je t’aime moi non plus. Les chapitres d’Ivan sont les plus réussis, je trouve qu’elle réussit formidablement à restituer le flux tendu de pensées qui se bousculent dans son cerveau.
Je n’ai malheureusement pas ma bibliothèque à disposition pour relire immédiatement ses trois précédents romans et répondre à cette question qui me hante : pourquoi, alors que c’est a priori comme d’habitude, ce nouveau cru de Sally Rooney ne m’a-t-il pas enchanté ? J’hypothèse une raison stylistique, ayant relu quelques passages pris en note : Rooney a toujours oscillé, dans son écriture faussement simple, ciselée, entre la plus grande banalité et la plus belle profondeur métaphysique. En écrivant la vie dans son apparente trivialité, elle arrivait à truffer ses romans de réflexions assez vertigineuses et passionnantes sans alourdir son texte, en conservant toute sa légèreté et sa fluidité. Là, j’ai bien vu la banalité, les vies de ses personnages, mais où est la profondeur ? La transcendance du style ? Où sont les petites phrases géniales, touchantes, drôles et spirituelles, qui ponctuaient ses autres romans ?
Alors, malgré tout, malgré l’état du monde tel qu’il est, l’humanité au bord de l’extinction, me voilà encore en train d’écrire un mail sur le sexe et l’amitié. Mais qu’y-a-t-il d’autre à vivre ? (Où es-tu, monde admirable ?, p. 162)
Marianne voulait donner un sens à sa vie, elle voulait empêcher toute forme de violence du fort contre le faible, et se souvenait d’une époque, il y a plusieurs années, où elle s’était sentie si intelligente, jeune et puissante qu’elle aurait presque pu y arriver. (Normal People, p. 274)
J’ai noté deux phrases qui m’ont un peu retenu, en faisant un effort de bonne volonté ; sur 450 pages, pour une écrivaine que je tiens en haute estime, c’est peu. Arrivé à la fin, on découvre qu’il y a pas mal de citations cachées : Wittgenstein, Shakespeare, T. S. Elliot, Keats, Joyce… Ses papiers sont en règle. Ok. Peut-être que Sally Rooney est arrivée à un tel niveau d’épure dans son écriture que son travail stylistique m’échappe. Peut-être m’étais-je trompé sur ses précédents livres. Ou peut-être celui-ci est-il simplement un cran en-dessous ? J’attends déjà le prochain.
Dans ce cas, pourquoi, en lui disant bonsoir devant chez elle ce soir-là, il avait tellement eu envie de l’embrasser ? Le plus primaire de tous les instincts. Un bref contact qui n’en impliquait aucun autre, qui n’exigeait rien de plus. En souvenir de quelque chose un jour offert et reçu. Qu’est-ce que cela signifiait ? Par nature, le désir n’est pas accessible à la raison. L’instinct de survie, l’appétit pour la vie en soi. (p. 234)
Créée
le 30 sept. 2024
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