Il me semble certain que Orhan Pamuk a choisi de placer son livre sous l'égide de la tristesse ("hüzün") et on sent bien de quelle manière celle-ci est présente durant tout le récit, à la fois dans les souvenirs de l'auteur et dans le portrait que ce dernier dresse d'Istanbul, et je crois qu'irrémédiablement, cette tristesse, cette mélancolie qu'il décrit comme inhérente à Istanbul (et aux Stambouliotes en général) finit par nous gagner au fur et à mesure que l'on avance dans notre lecture.
L'aspect que je trouve le plus intéressant, c'est ce lien inaliénable entre les souvenirs de l'auteur et ceux de la ville qu'il choisit de partager, comme si les uns et les autres dépendaient de ce lien. Et au fond, il me semble juste de dire que nos souvenirs sont liés aux lieux dans lesquels nous les vivons, de même que notre perception de certains lieux se voit changée et nourrie par un moment vécu, riche de sens, source de joie, d'inspiration, de déception ou de profonde tristesse.
Le portrait que Pamuk dresse d'Istanbul se caractérise par cette tension entre d'une part une forte volonté d'occidentalisation (et tous les avantages ET conséquences que cela implique), et un désir de préserver cette identité orientale qui est celle de la ville, et de la Turquie en général. Cette hésitation se voit encore renforcée par le paradoxe que constitue la ville en elle-même, à cheval entre Orient et Occident, comme un pont tendu entre deux cultures, entre deux mondes, entre deux rêves. Mais il semble qu'au jeu de la capitalisation et de l'occidentalisation, Istanbul n'ait perdu beaucoup plus qu'elle n'a gagné. L'idée que Pamuk explique, selon laquelle Istanbul n'a été finalement véritablement vue que par des Occidentaux, tels que Nerval, Gautier ou Flaubert et qui du coup n'a offert de la ville qu'une vision "exotique", voire "pittoresque" (au sens qu'en donner John Ruskin, définition on ne peut plus juste à mon sens) de la ville est vraie, mais au fond je pense qu'il en est de même pour la plupart des villes et pays. En outre Pamuk le souligne lui-même en précisant que seuls les étrangers sont capables de voir pleinement un pays ou une ville donnés, car ils sont libres de tous souvenirs personnels en lien avec celui-ci ou celle-ci. Je pense que son enfance quelque peu solitaire, son caractère secret et ouvert à l'imaginaire, l'a amené à cristalliser toute cette mélancolie qui est celle d'Istanbul, ancienne Byzance, lieu de tous les rêves et de tous les possibles, aux couleurs de soleil couchant et aux senteurs d'épices. Comme il lisait les auteurs occidentaux, il se nourrissait en même temps de cette imaginaire qui était celui de l'Ouest envers cet Orient si mystérieux, tout en gardant cette vision profondément honnête et partiale sur sa propre ville à travers les écrits des auteurs turcs et les peintures de Melling. A tel point qu'il en est venu à se demander dans laquelle de ces deux visions se trouvait la part de rêve, et je pense également que dans son enfance il s'est posé cette question que l'on se pose tous un jour: "Vaut-il mieux rêver sa vie ou la vivre?" (même si d'après Proust, rêver sa vie s'est déjà la vivre un peu). C'est cette question que j'ai ressenti en filigrane tout au long de ma lecture, comme une chanson que l'on fredonne à longueur de journée parce que l'on ne peut pas se la sortir de la tête, et l'atmosphère que crée Pamuk, avec ses nombreuses évocation du Bosphore qui semble à proprement parler être les poumons d'Istambul, le ballet complexe des vapurs, le souvenir pittoresque du palais de Topkapi et de la gloire des sultans, les vieilles rues délabrées de la ville avec leurs vieilles maisons à la peinture écaillées, les cafés sombres et miteux dignes d'images de cartes postales, le souvenir fort d'Atatürk, ce cosmopolitisme d'Istanbul qui évoque un bruissement de couleurs mais qui se voit noyé dans la grisaille de cette mélancolie stambouliote, leitmotiv du livre...
Et il en arrive à ce questionnement que la plupart des gens connaissent un jour ou l'autre dans leur vie. Qui suis-je et que vais-je faire de ma vie? Ce sentiment d'appartenance à une ville, et en même temps l'expérience d'une exclusion totale du monde et de la société. Si je suis habitant d'Istanbul, comment puis-je écrire à la manière d'un Occidental? Si j'écris comme Nerval, Loti ou Gautier, rendrais-je véritablement hommage à cette ville que je chéris par dessus-tout, la verrai-je toujours comme je la vois avec mes yeux, lors de mes promenades hasardeuses dans les quartiers de la ville? Faut-il y insérer ma part de souvenirs pour la rendre plus vivace, ou dois-je m'en tenir à une stricte description nourrie de réflexions sur la ville et son évolution? Il me semble qu'Orhan Pamuk a trouvé le parfait équilibre et en un sens, je trouve ce livre bouleversant parce que l'on en vient à partager les sentiments qu'il évoque, et on parvient presque à se sentir Stambouliotes. Je pense qu' Istanbul nous fait passer du statut de touriste à celui d'hôtes (ce qui pour moi n'est pas la même chose) et ayant été moi-même à Istanbul, je regrette de ne pas avoir eu cette vision plus tôt.