Il est parfois nécessaire d'emprunter des chemins tortueux avant de rencontrer un livre. Jane Eyre était un nom qui me disait vaguement quelque chose, mais j'aurais été bien en peine d'en préciser le propos. Tout au plus, avais-je sans doute en tête l'atmosphère de sentiments violents et de paysages désolés. Les Hauts de Hurlevent, œuvre que j'ai lue durant mes études, dans l'espoir un peu vain de mieux comprendre la toute jeune femme passionnée qui me l'avait conseillé, m'avait introduit à l'univers des Brontë. De plus, certains éléments font partie de la culture générale. Nul besoin d'avoir lu Dracula pour s'imaginer une sinistre silhouette se découper à la faveur d'un éclair, dans un manoir isolé des Carpates. Mais voilà, Virginia Woolf dans Un lieu à soi a attisé ma curiosité en plaçant Charlotte Brontë parmi les grandes écrivaines anglaises. Mieux, elle affirme qu'elle avait plus de génie en elle que Jane Austen, bien qu'elle n'arrive jamais à l'exprimer totalement. Jane Eyre est également cité pour illustrer la révolte des femmes, contrariées dans leur destinée d'auteures. L'argument que le style parfois heurté du roman soit le fruit psychologique de cette contrariété me semble douteux. Kafka et Dostoïevski, pour ne citer qu'eux, ont éprouvé les pires tourments de l'esprit tout au long de leur vie et cela ne les a pas empêchés d'être d'immenses écrivains. En revanche, Orgueil et préjugés, dont par ailleurs Virginia Woolf fait l'éloge, m'avait bien paru aussi délié dans l'expression que souvent superficiel sur le fond, à l'image de la société qui y est décrite (les domestiques par exemple, n'y font que de la figuration). C'est à ce moment qu'un bouquiniste nantais a joué comme bien souvent le rôle d'entremetteur et m'a permis, pour la misérable somme de trois euros, d'accéder à ce classique de la culture mondiale, ce dont je ne cesserais jamais de m'émerveiller. En effet, malgré toutes les barrières sociales qui nous sont bien connues, il n'est pas nécessaire d'être riche pour être instruit.
Je ne prendrais pas la peine d'ici de révéler le contenu du roman, ni d'en démontrer la valeur : d'autres l'ont fait mille fois et mieux que moi. Wikipédia peut vous fournir un résumé de l'histoire. Tout au plus insisterai-je sur un point, à la lumière de mon expérience personnelle, à partir d'une réflexion empruntée au commentaire d'une édition de poche. Ce qui rend aussi attachante Jane Eyre, c'est que l'on sent trop bien derrière le personnage apparaître Charlotte Brontë, un peu comme un masque de bal que l'ont aurait mal disposé et qui peine à cacher la véritable identité de celle qui le porte. Cette farouche volonté d'indépendance, cet entêtement presque borné, ce regard sans illusions sur ses prochains. Charlotte Brontë a su peindre, non pas les femmes, mais un type de femme, le sien, lucide et volontaire, que les hommes n'avaient pas encore décrit. Une figure qui n'est d'ailleurs pas sans contradictions, puisqu'elle aspire à se vouer totalement à son « maître » dans une relation romantique, mais accepte cette union uniquement lorsque l'objet de son amour est devenu infirme, révélant peut-être le fantasme de la romancière, qui préfigure presque le film Les Proies de Don Siegel. Contrairement à Virginia Woolf, encore une fois, je ne dirais pas « Certes, dans les passages que j'ai cités de Jane Eyre, il est clair que la colère portait atteinte à l'intégrité de Charlotte Brontë la romancière. » Au contraire. C'est un roman dont même les nombreuses imperfections (en particulier les premiers chapitres un peu naïfs qui ressemblent à un miroir déformant de l'enfance de l'auteure) me font l'aimer, car elles participent à la sincérité du cri d'une âme révoltée.