Cela faisait longtemps déjà qu'on avait parlé de Jean-Philippe Jaworski. Tant qu'à découvrir son œuvre, autant commencer par le début, ce recueil de nouvelles se passant dans un même monde de fantasy à travers les âges. Les nouvelles de fantasy, ça ne date pas d'hier, et ce qu'on appelle aujourd'hui encore le sword and sorcery en est d'ailleurs issu. Ici, Jaworski semble s'essayer, avec bonheur d'ailleurs, à différents styles de fantasy. Car si le tout venant de la fantasy est stylistiquement similaire à la science-fiction, après tout il s'agit en fait du même genre littéraire, certains auteurs ont développé une sensibilité bien à eux et ont créé un sillon qui donne des œuvres aisément identifiables.
Janua vera, nouvelle éponyme qui ouvre le recueil, croule sous la prose empesée caractérisant un pendant du genre, qui remonte à Eric Rücker Eddison (à moins qu'on ne me trouve plus ancien encore!), et dont le représentant le plus connu serait Clark Ashton Smith, le compère de Lovecraft. Le style est surchargé d'épithètes, mais surtout de termes alambiqués, pour donner un récit à la plume aussi chamarrée que le luxe qu'elle décrit le plus souvent. Dans ce genre de récit, on guerroie ou on fait assaut de sortilèges, les malédictions jetées par de sombres entités ou de noirs sorciers sont monnaie courante, et sous le faste d'une cour royale ou impériale se déploie la parole de courtisans retors et cauteleux. Et tout cela remonte à un passé immémorial, oublié des hommes depuis si longtemps qu'il n'en reste plus aujourd'hui que quelques légendes.
Avec Mauvaise donne, Jaworski change... la donne. Récit à la première personne, on se retrouve dans un univers de guilde d'assassins, de mendiants arpentant les rues d'une antique cité, avec ses jeux politiques et des rumeurs de guerre. Nous voilà dans une fantasy plus récente, la sword and sorcery de Fritz Leiber ou des nouvelles du cycle de Conan le barbare, une fantasy qui a fait beaucoup d'émules et donne encore aujourd'hui des fleurons du genre.
Dans Le service des dames, voilà encore un autre style, celui qui crée un univers de fantasy en reprenant d'une façon plus moderne les récits de chevalerie médiévaux, comme on a pu le voir chez Marion Zimmer Bradley, ou même dans Le géant enfoui de Kazuo Ichiguro, ouvrage plus tardif et surprenant. On y utilise un vocabulaire archaïsant pour coller à l'univers.
Dans Jour de guigne, c'est encore autre chose : on plonge dans la fantasy humoristique, jalon creusé, on le sait, par Terry Pratchett, entre autres mais qui était présent dès l'origine du genre. Pour s'en convaincre, il suffit de lire la nouvelle de Fritz Leiber du cycle des épées consacrée aux dieux d'Erewhon, qui ressemble au bien plus tardif Les petits dieux de Terry Pratchett.
Un amour dévorant, avec son village proche d'une forêt et de ses terreurs nocturnes dues à passé mythique qui se perd dans un passé lointain, fait penser par exemple aux œuvres plus récentes de Stefan Platteau. C'est que l'inspiration doit être la même, et si je devais la citer, je dirais qu'il s'agit de la fantasy de Robert Holdstock. Les appelants, qui font ainsi trembler tout le village, et qu'on aperçoit parfois à l'orée de la forêt lorsque tombe la nuit, rappellent quand même furieusement les figures mythologiques dégénérées du cycle de La forêt des mythagos.
Voilà différentes origines qui me viennent en tête. J'imagine que le style de Jaworski s'est fixé dans ses œuvres ultérieures, et j'espère avoir le plaisir de le découvrir. En attendant, ce recueil de nouvelles aura été un réel plaisir, et qu'on se rassure, pas la peine de connaître toutes ces références pour apprécier. Le vieux royaume est laissé, clé en main, à la portée de n'importe quel lecteur, qu'il soit amateur du genre ou non.