Le dernier livre de Maylis de Kerangal, Canoës, était un magnifique recueil de nouvelles autour de la voix, hanté par des fantômes. D'une certaine manière, Jour de ressac prolonge cette veine de l’œuvre littéraire de l'autrice, qu'on qualifie souvent « d'écrivaine de la technique ». La narratrice du roman est une « voix », doubleuse professionnelle – comme celle de la nouvelle « Nevermore » dans Canoës. À la (dé)faveur d'une enquête policière, elle doit revenir au Havre, où elle a grandi, pour tenter d'identifier un cadavre avec lequel elle serait liée. C'est l'occasion pour elle de déambuler dans la ville et pour l'autrice de faire ressurgir ses souvenirs et ses fantômes. Celui de la ville elle-même, bombardée et détruite pendant la guerre ; celui de son premier amour, Craven, un marin, homme de la mer fondamentalement libre qui disparut avec la marée après trois mois d'amour estival et ne revint jamais. Celui, au fond, du temps qui passe et de sa jeunesse perdue.
[…] sans un regard non plus pour les lycéens qui occupaient la banquette, qui traînent et s'accolent ici depuis que les banquettes et l'adolescence existent, et ceux-là avaient beau être penchés sur leur portable à scroller, à follow, à follow back, à liker des stories, c'était toujours la même scène, la même scène exactement – et moi parmi eux, vêtue du duffle-coat rouge de mes quinze ans –, c'était les mêmes corps agglutinés en essaim et stylisés comme des papillons (p. 24)
Depuis Canoës, Maylis de Kerangal a changé sa phrase : plus longue, scandée par des virgules et points-virgules qui l'étirent, l'étalent, donnent envie d'arriver à un point pour reprendre sa respiration et se faisant, nous happe complètement. Elle est toujours l'écrivaine précise que l'on connaît : sa description du Havre est d'une acuité telle que sans y avoir jamais mis un pied, on a l'impression d'y avoir toujours vécu. Elle décrit aussi la rue du Gros-Horloge à Rouen – où j'ai vraiment vécu, pour le coup – depuis le point de vue de sa narratrice, enfant, et c'est d'une vérité saisissante.
[…] l'horloge qui soudain tombe devant mes yeux, enchâssée dans un écrin d'or sous le petit toit d'ardoises, cette machine à la fois savante et féerique, cette chose intrigante mais dont tout le monde autour de moi semble se foutre éperdument, ma mère la première, qui avance l'air de savoir où elle va, […] quand devant nous l'horloge se rapproche et grossit, j'ai l'impression qu'elle me toise, qu'elle me prend dans son œil, l'aiguille tourne dans le cercle d'or, le temps file, je ne dois pas me laisser distancer, […] et brusquement je suis aspirée sous l'horloge, sous le rouage des heures, exactement sous la pulsation du temps, raptée sous sa mesure, et quand je ressors du passage, le monde a changé, les maisons sont en bois, striées de rayures brunes, parfois rouges ou grises, […] et plus loin – je l'anticipe à l'ombre qu'elle étend sur moi, sur la rue, sur la ville entière – une église telle une montagne détachée de son massif, avec ses cimes et ses crevasses, ses défilés, sa guipure de pierre, et dans un éblouissement très bref, j'ai la certitude d'avoir attrapé le passé. (p. 213-214)
Portrait de la ville du Havre, actuelle et passée, conversation avec des fantômes, voyage dans la psyché d'une femme en recherche d'elle-même, Jour de ressac est tout cela à la fois en 240 pages, et aussi – surtout ? – une nouvelle occasion de se délecter de l'écriture magnifique de Maylis de Kerangal.