Fabrice Caro a cette qualité rare d'être un écrivain comique, peut-être même le plus drôle de la littérature contemporaine avec Alexandre Labruffe. Contrairement à Houellebecq, drôle par désespoir, Caro est lumineux. Le narrateur-diariste Boris est scénariste. En bon bobo, il a écrit un drame amoureux au titre sentencieux Les servitudes silencieuses et imaginé (c'est très important) Louis Garrel et Mélanie Thierry pour incarner son couple. Avec sa vanité et naïveté de primo-scénariste, Boris va jusqu'à vérifier la compatibilité astrale de ses deux acteurs (savoureuses pages 28-31) et convoque le parallèle François Mitterrand - Élizabeth Tessier pour se justifier. Si même Mitterrand le faisait...
Je me prends à consulter les signes astrologiques de Louis Garrel et de Mélanie Thierry pour évaluer leur compatibilité professionnelle - Mitterrand lui-même, fin érudit s'il en est, ne convoquait-il pas régulièrement Élizabeth Teissier ? (28-29)
La machine de production se met en route et au fil des pages, Boris se voit imposer des modifications essentielles de son scénario. Je ne veux surtout pas vous spoiler ces rebondissements absolument désopilants (j'ai éclaté de rire plusieurs fois dans le train), mais dites-vous que ça commence par le passage du noir et blanc en couleur, puis le producteur écarte Louis Garrel pour... Kad Merad.
Au final, le film de Boris se transforme en histoire d'amitié entre un homme (Kad Merad) et un alien (Christian Clavier) qui possède le pouvoir de figer le temps en pétant. C'est absurde, et pourtant on imagine déjà l'affiche. On se demande même comment Jérôme Seydoux n'y a toujours pas pensé.
Caro travaille ses chutes et pousse le curseur toujours un peu plus loin, sans que ce soit invraisemblable ou complètement what the fuck : à chaque changement, Boris s'adapte, rebondit. Il fait la liste des chefs-d'oeuvre du cinéma en couleur et en noir et blanc, et se rend compte qu'il en aime davantage en couleur. Après tout, le mythe de l'artiste singulier créateur a été abattu par les sociologies de l'art, autant la bourdieusienne que la beckérienne : l'oeuvre d'art n'est pas issue d'un esprit singulier exceptionnel mais d'un ensemble de dispositions socialement héritées pour l'un, d'une chaîne de producteurs et de médiateurs pour l'autre.
Ce travail sur le rythme des blagues et donc du récit différencie ce roman des précédents et le fait monter d'un cran en qualité. Le Discours, Broadway et Samouraï étaient certes très drôles mais partaient un peu dans tous les sens. Celui-ci est très maîtrisé, dosé, précis. Il ne cherche pas à mettre le plus de blagues possibles et c'est très bien ainsi.
En plus de ces qualités, Caro est aussi un fin observateur de l'époque : l'astrologie, les émoticônes, les territoires... Il sent l'air du temps, saisit ses paradoxes et ses artifices. C'est là sa grande force : c'est un écrivain.
Ne tournons pas autour du pot, je suis berrichon, vous savez... Il précise Je suis berrichon comme Chabloz m'avait précisé qu'il était bourguignon, comme si l'origine provinciale était un gage indiscutable de confiance et d'honnêteté, un passeport de valeurs ancestrales, on pourrait presque se contenter de ce bagage dans un CV. Expérience professionnelle : berrichon. (Par ailleurs, je ne vois pas en quoi être berrichon empêche de tourner autour du pot, je ne connaissais pas cette caractéristique berrichonne, mais passons.) (100-101)