Noirs soleils de la Mélancolie
On lit Jude l'obscur comme on mord dans un citron, pour le plaisir étrange de sentir jusqu'au plus profond de soi s'immiscer la force de l'amertume. Thomas Hardy est de ces auteurs sans pitié, qui pousse ses héros dans leurs retranchements extrêmes, et tout son roman est comme une course haletante autour de personnages perdus qui courent, physiquement, à l'abîme. C'est un roman de va-et-vient, un roman avant tout géographique, qui va d'un village à l'autre, d'une ville à l'autre, sans jamais reprendre haleine. Le narrateur sait tout, et ne sait rien, il va pratiquement au même pas que les protagonistes, mais l'on sent bien que s'il nous raconte cette histoire-là, de passion et de souffrance, c'est qu'elle est représentative de ce qui fait toute l'horreur de la vie humaine. Pas la peine de rajouter un commentaire ou d'en tirer une leçon : il n'y a pas d'amour heureux.
Jude, Sue, Arabella et Phillotson ont beau essayer de remonter à contre courant les convenances d'un siècle agonisant, rien n'y fera : ils seront broyés. Comme les rêves, comme les espoirs que chacun d'eux essayent de préserver quand même, comme une petite flamme dans la nuit. Obscur, l'homme ? oui, car de vivre avec d'autres il doit composer, dissimuler, et perdre son lien avec la Nature. C'est elle, la grande crucifiée de ce livre incandescent : les personnages la traversent, l'arpentent, mais ne peuvent plus s'y fondre : la Ville, la société a gagné, et les tient dans sa main de fer, aveugle et brutale.
Beaucoup d'auteurs britanniques ont choisi de regarder la déplorable pantomime des animaux humains sous la lunette de l'humour, Thomas l'hardi ne peut s'y résoudre. Face au désespoir, il ne tient pas à être poli, lui dénude. Son livre tout entier est un effeuillage impudique. Il creuse là où d'autres caressent. Comme Jude creuse la pierre au fronton des Universités qui ne veulent pas de lui. Ou comme on creuse une tombe pour y coucher les morts épuisés, afin de leur offrir une ultime communion avec la terre. Mieux vaut trop tard que jamais.