Franck "n'était pas fait pour la tristesse. [...] Tout en lui promettait une tranquillité banale, faite de bonheurs médiocres et de tristesses inexistantes." Après les figures tragiques de l'excellent Sombre dimanche, le nouveau Zeniter peut sembler un peu plan-plan, comme un retrait d'une œuvre qui était jusqu'ici tournée vers des personnages assez forts. Ce serait pourtant oublier que l'auteure s'est toujours attachée à dépeindre des types normaux, des personnages qui ne font pas de vagues, ne cherchent qu'à vivre heureux dans un univers cruel, avec leurs doutes (simples) et leurs espoirs (simples aussi, et pourtant si souvent inaccessibles). Sur le plateau de la Grande Librairie animé par François Busnel, Alice Zeniter revenait notamment sur sa vision du couple, qui est au centre de son nouveau roman, à travers cette « théorie de la balançoire » : deux personnes qui s'aiment, qui vivent ensemble, ne se connaissent jamais vraiment, choisissant aussi leur partenaire pour qu'il/elle soit témoin de leur vie, qu'il/elle leur donne l'impression d'exister. Un principe mélancolique, fertile de potentielles réflexions, fidèle au style légèrement désabusé de la jeune auteure. Si Alice Zeniter est aussi intéressante, c'est d'ailleurs un peu parce qu'elle a toujours réussi, dans ses romans, à mêler un humour légèrement dilettante, un certain optimisme de la jeunesse qui est le sien (ses romans gardent une vraie dimension comique, en particulier Jusque dans nos bras) à une légère douleur, une angoisse liée notamment aux tourments de l'amour et de la solitude (le final déchirant et sublime de Sombre dimanche).
Dommage pourtant : Juste avant l'Oubli est bel et bien un peu mou. Comme privé des fonctions motrices qui animaient les précédents livre de l'auteure. Franck et Émilie ne sont pas très intéressants, c'est presque un fait. Contrairement aux Mad et Alice de Jusque dans nos bras, ces héros-là sont un peu trop ancrés dans une routine dépourvue de réels enjeux. Une île battue par les vents, des mystères tus, des universitaires pérorant, un couple en danger, un gardien taciturne. Les Feux de l'amour version insulaire. L'Île de la tentation option étudiants frigides et barbus. Un côté Harry Potter sous anesthésie, même. Les personnages des précédents romans d'Alice Zeniter étaient banals, mais crédibles. Mais ici, la psychologie des personnages n'est pas très approfondie. Les péripéties elles-mêmes manquent de piquant. Ça ne marche pas très bien en fait. Rien ne décolle vraiment, rien ne se joue, rien mis à part une discrète lame de mélancolie qui, au fond, ne dit pas grand-chose sur elle-même. Ce qui est dommage parce que ce roman est peut-être, paradoxalement, le plus inventif et le plus ambitieux de Zeniter. On s'ennuie, mais c'est étonnamment recherché.
Quelque chose a dû « buguer », au cours du processus d'écriture, pour qu'un roman finalement théoriquement foisonnant échoue à se mettre lui-même en valeur. Car de valeur, celui-ci n'en manque pas. A commencer par l'invention de toutes pièces de l'un des personnages centraux, l'auteur de polars cultes Galwin Donnell. Zeniter a créé un écrivain dans un roman. L'intrigue s'articule autour d'un colloque sur cet auteur écossais pour lequel se passionnent Émilie et un aréopage d'universitaires pontifiants. Le livre regorge de citations, de notes de bas de page, d'extraits de critiques ou d'entretiens, de témoignages livrés par des connaissances de Donnell à des journalistes eux-mêmes cités nommément. Un attirail bibliographique redoutablement documenté, précis et cohérent autour de l'inventeur du détective Adrian Dickson Carr, névrosé et obsessionnel, que les personnages du livre (celui de Zeniter) s'acharnent à décrypter dans le but de mieux comprendre son mystérieux auteur. On peut finir le roman d'Alice Zeniter en étant persuadé que Galwin Donnell existe vraiment : seule puce à l'oreille, le fait qu'il soit décrit comme mondialement célèbre trahit qu'il n'est que pure invention – peut-être aurait-il été plus judicieux de le rendre simplement connu, afin de laisser moins de chances au lecteur de découvrir le pot aux roses. En tous cas, ce qui est sûr, c'est que la jeune auteure a abattu un travail extraordinaire autour de la personnalité, de la vie et de l’œuvre de ce mystérieux Galwin Donnell.
Autour, encore une fois habituel chez Zeniter, la tranquille assurance de la plume, la légèreté des phrases, ce style à la fois accessible et léché qui fait sa marque et qui transforme chacun de ses bouquins, depuis le premier, en vrai plaisir de lecture. Les mots sont pesés, choisis, les phrases sont harmonieuses. Surtout, l'auteure ne cherche en rien l'esbroufe ou la crânerie, ce qui continue de la rendre un peu à part dans le paysage littéraire français actuel. On n'en savoure que mieux, notamment, la présence dans le roman d'extraits de Wikipedia... qui ont donc été inventés de toutes pièces, contrairement à d'autres auteurs en vue. Il y a chez Alice Zeniter une vraie innocence, un plaisir primaire et intense pour inventer, sans forcément chercher à tout prix à être raccord avec un sujet de société brûlant ni même avec une quelconque réalité sociale. Elle fait ce qui la branche, c'est aussi ce qui la rend si attachante. Dommage, cependant, qu'elle ne soit pas toujours assez forte. Peut-être un défaut d'expérience, un manque de rage, peut-être un excès de tranquillité (elle s'est déjà définie comme banale sur le plateau de Busnel, comme intimidée par un Richard Ford plus expérimenté...). Il manque indubitablement à Juste avant l'Oubli un véritable fond, un petit quelque chose qui lui permettrait d'aller au-delà de l'exercice de style pur pour transcender son sujet. Les personnages, les lieux, le suspense, l'amourette entre Franck et Émilie... rien ne prend vraiment corps, tout est trop effleuré, trop vague, en-dehors de l'intrigant Donnell qui reste le personnage le mieux inventé du livre. On en vient d'ailleurs à se dire que l'auteure aurait dû se concentrer entièrement sur cette fascinante et amusante création, plutôt que de l'intégrer à un récit romanesque dont la « banalité » (on y revient) peine à valoriser des idées par ailleurs brillantes. Rien de nouveau sous les nuages écossais : les histoires d'amour finissent mal, en général...