Kaputt
8.2
Kaputt

livre de Curzio Malaparte (1944)

Revoir Va et Regarde d’Elem Klimov m’a donné l’envie de relire Kaputt, que j’avais découvert à l’adolescence et qui avait été un choc littéraire absolu. Plus important encore, à mes yeux en tout cas, que le Voyage de Céline, avec qui par ailleurs Curzio Malaparte partage certains traits disons sulfureux. Revenons un bref moment sur l’auteur : Malaparte a d’abord été journaliste mondain, fasciste italien de la première heure, avant de passer 5 années en prison pour avoir critiqué Mussolini. Devenu antifasciste, il restera pourtant en Italie pour être envoyé comme correspondant à travers l’Europe en guerre, reviendra écoeuré de tout et continuera le journalisme, pour recevoir sur son lit de mort à la fois le baptême catholique et sa carte du Parti Communiste. On peut hausser un sourcil devant un parcours aussi singulier. Parcours hors normes qui pourtant s’éclaire à la lecture de Kaputt. Embarqué dans les bagages de l’armée allemande, il verra tout le front de l’Est, de la Finlande à l’Ukraine et écrira son livre clandestinement, conscient que ce qu’il y écrit lui assurera un aller simple vers les camps si il est découvert. Kaputt est un livre de témoignage, puisque l’auteur y décrit ce qu’il voit de cette guerre, mais un témoignage féroce, qui prend partie pour les populations civiles écrasées et affamées, décrivant l’ivresse de la soldatesque dans ses orgies de meurtres, et dressant un portrait particulièrement impitoyable des acteurs qui donnaient les ordres. Malaparte avait ses accès partout, et le livre est construit en aller-retours entre réceptions mondaines par les dignitaires fascistes et réalité crue du terrain, un jour en grand uniforme à papoter musique et littérature avec le gouverneur de Pologne, le lendemain sur le front sous les bombardements. C’est cette construction en contrastes qui est le coeur de Kaputt et qui fait comprendre le titre : Kaputt, la morgue de l’occupant, avec des scènes incroyables où des aristocrates prussiens lui vantent la haute culture et le raffinement allemand tout en se vantant d’entasser les Juifs dans le ghetto de Varsovie. Kaputt, les jeunes femmes juives capturées et livrées au soldats dans des bordels de campagne avant d’être fusillées. Kaputt, les animaux en guerre et cette scène folle des têtes de cheveux prises dans un glacier, Kaputt les oustachis croates et leur barbarie joviale et cruelle, Kaputt les mondains italiens qui échangent des ragots dans l’indifférence de leurs compatriotes affamés, Kaputt l’humanité, Kaputt l’espoir, Kaputt Malaparte lui-même, qui erre entre la boue des tranchées et les réceptions sophistiquées où il fait assaut d’esprit et d’ironie tout en retenant ses larmes devant les désolations qu’il a vécues. Faire de l’humour pour ne pas hurler d’horreur. Écrire et témoigner pour ne pas devenir fou. Et c’est là je crois - en espérant ne pas surinterpréter - que se trouve la vérité de Curzio Malaparte : conscient de son égarement politique, se sentant coupable d’avoir soutenu un régime qui participera à ces monstruosités, il décidera d’être au moins témoin. D’aller voir, pour dire, pour raconter, pour contrer la propagande, et d’utiliser la littérature pour qu’à la fin, quelque chose d’un peu noble puisse sortir de cette boue. Il aurait pu demander l’asile politique, pendant un de ses voyages en scandinavie, il décida de rester. Il avait cette conviction que la littérature, les livres, la culture enfin, peuvent, et doivent servir à l’humanité, il en a fait un chef d’oeuvre, un livre de poésie baroque et hantée, où la délicatesse et la brutalité coexistent et où à la toute fin, l’espoir apparaît sous les traits du peuple de Naples. Kaputt est un grand, un immense livre, qu’il faut redécouvrir.

thierrymarot
9
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le 22 août 2024

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