"Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse."
Oui mais quand on n'a plus l'ivresse, Alfred, quand on n'a plus l'ivresse quoiqu'on fasse, qu'est-ce qu'il reste? La fuite ou la feinte? Saul Karoo, lui, choisit la feinte. Et la fin jusqu'à laquelle il jouera avec brio son rôle de boit-sans-soif.
Doc, puisque c'est comme ça comme que d'aucuns l'appellent, voit donc disparaitre, en même temps que Tchaou-chess-kou dans la lointaine Roumanie, sa capacité à la saoulerie. Point commun entre les deux? Ils comptent, à tout le moins au début du bouquin, parmi les sujets de curiosité et de conversation préférés de l'ex-femme de Saul et de quelques uns de ses supposés amis, tous issus de la classe prout-prout ma chère et petit doigt en l'air de l'Amérique d'alors.
Karoo, c'est le bon looser. Un genre de Dude Lebowski avant l'heure. C'est le mec qui regarde tomber ses cheveux dans les yeux de ses proches, observant au passage leur début de pitié rebondir sur la peau distendue de son ventre désormais gonflé par les excès. Saul me fait penser à Charles, Bukowski de son nom de famille, et à ses anti-héros piteux mais foncièrement attachants. Je l'aime bien, le vieux Doc. Il est de ceux que tu as envie de sortir de leur livre, de dresser sur leurs lignes et de prendre dans tes bras avec le juste dosage de tendresse et de retenue avant de leur filer une clope et de leur offrir un verre qui ne finira vide que très tard.
Aux premiers temps du livre, il ne se passe rien d'absolument essentiel. Il ne se passe que le temps d'acclimatation aux personnages, que le temps de les voir naitre et grandir pour, après, mieux les comprendre. C'est vrai que c'est un peu long, mais qu'il est bon de lire un bouquin où le caractère des personnages a plus de relief que les pages sur lesquelles ils se couchent, sans âme et sans âge. On voit donc s'élever Saul, Billy, Dianah, Cromwell et ses interchangeables Brad, quelques ombres et quelques fantômes. Et puis Leila. Leilar Millar. Leila Millar et son rire.
La brève apparition de cette dernière sur un écran de cinéma donne un nouveau souffle à la vie de Karoo et, par conséquent, au roman. Se souvenant d'avoir déjà entendu son rire environ vingt ans auparavant, Saul va chercher, trouver, aimer, et perdre Leila. Et dans cet intervalle de temps plutôt court, il va tenter de réécrire l'histoire qui les lie, elle, lui et Billy. Cependant, contrairement aux films qu'il lui est loisible de retravailler à souhait, la vie n'est pas entièrement soumise au contrôle de Karoo et le hasard finit par déjouer ses plans. De là découlera la chute lente mais certaine de cet Ulysse moderne, cherchant dans l'espace une terre pour son repos.