L’Aleph
Ma première impression, quand j’ai commencé à lire Borgès, fut un mélange de perplexité et de fascination. Je n’étais pas un lecteur débutant, j’avais déjà parcouru de nombreuses œuvres. Mais je n’avais jamais rien lu de tel ! la perplexité venait sans doute d’une feinte maladresse, une sorte de mise en scène qui nous présentait un narrateur incertain, pas très sûr de ce qu’il racontait, qui ne connaissait pas tous les détails de l’histoire qu’il nous rapportait.Et c’est un premier trait caractéristique de Borgès, qui fait donc du narrateur un réel personnage, même quand il n’est pas un protagoniste de l’histoire, comme c’est le cas dans « Le Mort », le second récit de ce recueil. Ainsi se justifient les ellipses de la narration, le lecteur ne saura pas tout, parce que le narrateur ignore bien des choses lui aussi. Ceci est sans doute à relier à une idée récurrente de cet auteur qui dit souvent que le véritable auteur d’un récit c’est l’humanité tout entière. On lira ainsi avec intérêt l’un des plus courts récits de L’Aleph qui s’intitule « Les Deux Rois et les Deux Labyrinthes », dans lequel on trouve une sorte d’enchâssement vertigineux qui rejette l’origine du récit toujours plus loin dans le passé.Dans ce même conte, car cela s’apparente réellement à un conte, voire à une fable, ne serait-ce que par son titre, on discernera également une autre caractéristique à la fois de la thématique de notre auteur, et aussi de son écriture. J’ai toujours hésité entre plusieurs dénominations pour désigner ses récits et lui-même affirme qu’il ne soucie pas le moins du monde de savoir s’il s’agit de nouvelles ou de contes… donc, ce second trait c’est le jeu souvent organisé entre des entités opposées (êtres vivants, choses ou idées). Chez Borgès, en effet, les extrêmes opposés se rejoignent et se confondent. Ce jeu donne lieu à des retournements inattendus, l’objet d’une aspiration ardente peut ainsi s’inverser, comme c’est le cas dans la première nouvelle, « L’Immortel ». Ou bien deux personnages qui rivalisent et ne cessent de se quereller ne sont peut-être qu’un seul dans une autre nouvelle du même recueil dont je tais volontairement le titre pour ne pas trop divulgâcher … Il y a donc chez cet auteur une pensée qui cultive l’ambivalence, voire l’ambiguïté… et cela questionne le lecteur, ce qui est une excellente chose. Cette ambivalence m’amène à un dernier trait qui apparaît encore dans L’Aleph, mais aussi bien sûr dans ses autres œuvres, dans Fictions par exemple. Le narrateur que met en scène Borgès ne s’interdit pas de porter des jugements de valeur, de feindre de faire le moraliste. Mais là encore, il serait prudent de ne pas le prendre trop au sérieux. Si nous ne le savions pas déjà, notamment par les mises en garde de Proust, il nous rappellerait qu’il faut distinguer le narrateur de l’auteur. Ainsi, que penserons-nous de cette phrase : « Cet ouvrage était un scandale, car la confusion et l’émerveillement, opérations réservées à Dieu, ne conviennent point aux hommes. » ? sachant que Borgès était athée… J’ai simplement voulu partager ici quelques points de mon enthousiasme pour cet auteur, l’un de mes préférés sans doute, et j’espère que cela donnera envie de le lire ou de le relire.