"Refuser l’excitant spectacle de la vie, son pathos, ses rivalités"

Malgré un thème très prometteur, L’Archipel d’une autre vie n’a pas su me convaincre. Je n'ai pas accroché avec la plume de Makine, ce qui a maintenu une distance persistante entre l'histoire et moi. Ma réticence (peut-être mal fondée) envers l’utilisation de la première personne, surtout lorsqu’elle n’est pas maîtrisée avec finesse, a sans doute beaucoup joué dans ce ressenti. Il m’a semblé qu’elle était ici un moyen de facilité, et paradoxalement, au lieu de me rapprocher des personnages, elle m'en a éloignée. A celà s'ajoute une prose par moments un peu pompeuse, que je n'ai pas sû apprécier. Mais au-delà des considérations stylistiques, ce roman présente néanmoins quelques éléments remarquables.


De manière très crue et dérangeante, mais remarquablement rendue, il offre une critique percutante de la masculinité toxique, particulièrement en temps de guerre. La misogynie omniprésente, palpable dès les premières pages, s'intensifie tout au long du récit.

L'auteur a remarquablement développé un sens de l'humanité chez ses personnages, qui se traduit par l'émergence d'une compassion partagée des soldats pour "l'ennemi". Et c'est un coup de maître que de nous faire assister avec effarement et consternation à la dissolution immédiate de cette compassion, dès lors que "l'ennemi" se révèle être une femme. Malgré la sacralisation apparente de la figure féminine (Pavel est hanté par des visages féminins écrasés), elles sont en réalité une espèce à part, trop à part pour bénéficier de l'humanité et de la compassion auxquelles les hommes, eux, ont droit.

"La violence de son ton nous sembla justifiée. Le fait que l’évadé se révélât une femme changea radicalement notre attitude. Avant, nous avions une vague compassion pour ce fuyard aux pieds nus. Il incarnait ce qui pouvait nous arriver, à chacun, dans cette époque imprévisible et atroce où nous vivions. Etre face à une femme inversait le sens de notre expédition. Elle nous avait humiliés, rapetissés. Les vraies victimes, c’était nous ! Ballotés dans cette taïga sans fin. Atteints dans notre honneur."

L'ouvrage parvient à mettre en lumière l'absurdité de certains sentiments humains, amplifiés par les tumultes de l'Histoire. Pourtant, certaines conclusions morales m’échappent.

"Les philosophes prétendaient que l’homme était corrompu par la société et les mauvais gouvernants. Sauf que le régime le plus noir pouvait , au pire, nous ordonner de tuer cette fugitive, mais non pas de lui infliger ce supplice de viols. Non, ce violeur logeait en nous, tel un virus, et aucune société idéale n’aurait pu nous guérir."

Pour conclure, j'ai été dérangé par le ton quelque peu pompeux du livre, qui nous promet un voyage spirituel vers une révélation extraordinaire. Personnellement, j'ai du mal avec ce type de promesses grandioses qui, au final, aboutissent à une conclusion décevante et banale : la société est corrompue, et pour trouver le bonheur, il faut se retirer du monde.

Sashenkaa
5
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Liste de bronze

Créée

le 9 févr. 2024

Critique lue 31 fois

Sashenka .

Écrit par

Critique lue 31 fois

D'autres avis sur L'Archipel d'une autre vie

L'Archipel d'une autre vie
BMR
9

[...] Que faisions-nous là-bas ? Nous y vivions.

Il faut prendre ce roman d'Andreï Makine (un russe qui vit en France et écrit en français) comme remarquable. Avec cet Archipel d'une autre vie, Makine nous emmène loin vers l'est, au-delà même de la...

Par

le 3 nov. 2016

2 j'aime

L'Archipel d'une autre vie
BibliOrnitho
5

Critique de L'Archipel d'une autre vie par BibliOrnitho

En Sibérie, à l'extrémité orientale du continent. Staline est au pouvoir et la joie de vivre dans les foyers plutôt modérée. Pavel est militaire. Version chair à canon. L'URSS vient de se doter de...

le 30 janv. 2017

1 j'aime

L'Archipel d'une autre vie
Kissed-by-fire
8

Critique de L'Archipel d'une autre vie par Kissed-by-fire

En Russie, un jeune homme un peu perdu décide de suivre un homme mystérieux, sans vraiment savoir pourquoi. Mais celui-ci se rend compte du manège et décide de lui raconter son histoire. Quelques...

le 19 sept. 2016

1 j'aime

Du même critique

La Reine Margot
Sashenkaa
6

Le corps d’un ennemi mort sent toujours bon

Romancer des faits et personnages historiques n’est pas chose aisée. Il y a toujours cette délicate relation avec la réalité ; ce jeu d’équilibriste auquel s’adonne l’auteur, mêlant fiction et faits...

le 10 juil. 2018

3 j'aime

1

Le voyage - Outlander, tome 3
Sashenkaa
7

Pirates, sorcellerie et prophétie

Le début a été très douloureux, beaucoup trop douloureux. On s’en doutait bien, Jamie a survécu à Culloden. Mais 20 ans de séparation c’est trop cruel : je ne compte plus le nombre de fois où j’ai...

le 12 janv. 2022

2 j'aime

Les Trois Sœurs
Sashenkaa
7

Un vide énorme que nous ne savons comment remplir

Une pièce où la solitude et le mal de vivre s’entremêlent à la nostalgie d’une enfance enjolivée. La volonté de retourner au passé est omniprésente, et se traduit par ce désir tenace de retourner à...

le 29 déc. 2017

2 j'aime