Kabyles et harkis
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le 23 août 2017
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Une fresque familiale et historique qui se déroule sur trois générations, entre l'Algérie (la Kabylie, pour être plus précis) et la France, depuis les années 50 jusqu'à notre époque. Il y est bien entendu question de la guerre d'Algérie, puis de l'immigration, ici contrainte, puisque la première génération, plus par hasard que du fait d'un véritable choix, va se retrouver dans le camp des perdants en 1962 et devoir partir en France. La première partie, qui se déroule en Kabylie, donc est très bien rendue, sur de solides bases historiques, et m'a fait, d'une certaine manière, penser à l'excellence série de bandes dessinées "Carnets d'orients", de Ferrandez. Notamment par son sens de la nuance et la façon dont elle expose des destins individuels marqués par des événements historiques qui les dépassent totalement.
La seconde partie, après 62, met l'accent sur le destin des harkis, parqués des années dans des camps de concentration, dont le tristement célèbre camp de Rivesaltes, et ce dans l'indifférence générale et dans l'ignorance de l'essentiel de la population. Puis intégrés au compte-goutte dans la société française, dans des cités dont beaucoup de familles ne sont toujours pas sorties. Au plus bas, bien entendu, de l'échelle sociale, à savoir - à l'époque - à l'usine, puisque la France n'avait pas encore entamé sa lente mais certaine désindustrialisation.
La troisième partie, contemporaine, est peut-être la moins intéressante d'un point de vue historique, ce qui n'est guère surprenant en soi. Mais elle porte sans doute en elle la plupart des clés du bouquin. L'art de perdre, qu'est-ce donc ? A un premier niveau, c'est sans doute de perdre une position sociale et des biens : la famille dont il est question possédait en Kabylie des terres et était l'une des deux plus importantes de son village. L'immigration lui a fait tout perdre. Mais c'est aussi et peut-être surtout, l'art de perdre sa mémoire : la seconde génération, même si ses ainés ont connu la Kabylie et le camp de Rivesaltes, occulte absolument tout et n'évoquera jamais ces événements, ou alors avec énormément de réticences, même face à des proches, et notamment face à sa descendance. Un peu comme dans nombre de familles françaises, où on ne parlait jamais des années d'occupation allemande.
Et c'est là qu'intervient le procédé narratif, assez curieux, choisi par l'auteure. A savoir, construit à partir d'une narratrice qui conte les trois époques, et qui porte sur les personnages un regard parfois condescendant et très souvent dénué de tendresse. Or, il s'agit d'un roman manifestement très teinté d'autobiographie. Avec le personnage de Naïma (la troisième génération) qui semble incarner Zeniter elle-même, qui va ainsi, dans son bouquin, se désigner à la troisième personne. Et en commentant donc ses propres faits et gestes, mais aussi ceux de son ascendance, sans complaisance aucune et avec le regard, disons d'une bourgeoise de "l'élite intellectuelle" parisienne. Et il faut ici savoir qu'Alice Zeniter est une normalienne, une de ces enfants d'immigrés qui ont réussi par les études, et dont se gargarise la classe politique, comme pour mieux masquer les dizaines de milliers de personnes de même origine qui sont plus que jamais ghettoïsés.
Et, en dépit de la tentative sympathique mais aussi d'une certaine manière pathétique de Naïma pour retrouver ses origines à travers un voyage en Algérie (ce que semble avoir également fait l'auteure), l'art de perdre n'est-il pas finalement celui de savoir oublier d'où on vient ? En tout état de cause, c'est bien, je pense, de son propre art de perdre, savamment inculqué d'ailleurs par sa propre famille, que nous parle Zeniter.
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Créée
le 19 oct. 2019
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