"Si un coeur attrape un coeur qui vient à travers les seigles..."

Voilà une phrase dont je me souviendrai longtemps... Une phrase qui résume à elle seule le rôle joué par ce livre vis à vis de son lecteur. Une phrase qui justifie à elle seule la lecture de ses 240 pages salvatrices.

L'Attrape-coeurs attrape littéralement le coeur, non seulement par sa capacité à nous faire passer du rire aux larmes, du malaise à l'apaisement, de l'amusement à l'incrédulité, mais aussi et surtout par sa valeur de mise en garde, en nous incitant à l'introspection et à la réflexion sur notre environnement. Salinger a accouché d'une oeuvre capable d'accompagner les adolescents dans leur perte d'innocence, par l'intermédiaire d'un jeune homme de 17 ans qui partage un bout de son vécu avec ses mots, sa manière atypique d'écrire et de former sa pensée. Holden, par son témoignage et sans doute malgré lui, met en garde par rapport à tout ce que l'on est tenté de penser, de dire ou de faire durant cette période chaotique de la vie, et peut canaliser ainsi l'adulte en devenir. Il EST l'attrape-coeurs. Il le dit lui-même. Ou plutôt il l'envisage. Mais en l'envisageant, il le devient inévitablement pour nous, nous qui courons à travers les seigles sans vraiment voir où nous allons...

Holden Caulfield... L'un des personnages les plus crédibles, si ce n'est LE plus crédible qu'il m'ait été donné de rencontrer au gré de mes lectures. Et l'on peut naturellement se demander si cette oeuvre n'est pas autobiographique, ou tout du moins partiellement... Je ne vois pas comment il est possible de créer un personnage aussi réel sans avoir été soi-même la consistance qu'on lui donne, sans avoir un tant soit peu vécu ce qu'on lui fait vivre.

Holden est quelqu'un qui témoigne par besoin viscéral de partager ses émotions, ses sensations, dans le but de se sentir moins seul, une solitude dont il n'a que trop conscience, dans ce monde en parfait décalage par rapport à sa propre façon de voir les choses, que ce soit avec les yeux ou avec le coeur. Un témoignage également justifié par le besoin inconscient de se délester en partie du fardeau de sa sensibilité, même si cela doit l'amener à digresser fréquemment en bondissant d'anecdote en anecdote par association d'idées, sous le flot continuel de l'hémorragie de ses pensées, ce qui peut être déroutant par moment pour le lecteur.

Holden canalise mal ses émotions, est facilement déconcentré par des détails de son environnement immédiat ou par une tendance à se noyer dans ses réflexions ou ses souvenirs. Il rencontre des difficultés pour poser des mots précis et nuancés sur ses ressentis, dont l'acuité est telle que le langage pour tenter de les qualifier devient un obstacle. Il use ainsi souvent de métaphores, de termes excessifs ou de répliques désarmantes pour exprimer ce qu'il a sur le coeur. On peut sentir qu'il ressent la chose, qu'il la comprend parfaitement, mais il s'agit d'une compréhension du coeur, à défaut d'être intellectuelle. Caractériser et partager cette clarté des choses pour obtenir celle des autres, c'est là toute la lutte obstinée, continuelle et acharnée menée par une telle personnalité.

Holden refoule en toute logique le système scolaire dans son ensemble, sauf peut-être lorsqu'une matière lui offre la possibilité d'user de sa créativité. Il a une approche sentimentale de la sexualité, une conception du sexe qui nuit à son épanouissement au milieu des autres jeunes qui prennent la chose beaucoup plus à la légère. Il possède en lui un tempérament altruiste, une disponibilité pour les autres encore à l'état embryonnaire ; il est sensible aux causes humanitaires et à l'éducation des enfants. On sent par moment qu'il désire s'intégrer à des groupes bien plus jeunes que lui et participer à leurs activités, un moyen sans doute de reculer face à la noirceur évidente du monde des adultes qu'il n'est pas préparé à affronter, qu'il n'est pas prêt à accepter ; un moyen de faire demi-tour pour se réfugier à nouveau dans un semblant de candeur et d'insouciance, de freiner l'écoulement du temps.

Holden est écartelé entre immaturité et précocité. Ce sont des ressentis d'adulte dans un corps d'enfant, un contenu trop grand pour son contenant.

Holden a peur... Mais à l'image de son intelligence si particulière, il a SA manière particulière d'avoir peur, SA manière particulière de s'en protéger.

Autant d'éléments qui font de ce personnage un protagoniste fascinant d'une profondeur rare, sur lequel on pourrait s'étendre encore, encore et encore... Ajoutez à cela l'originalité et la justesse de la plume, mais aussi et surtout la multiplicité des sujets abordés sans véritablement donner une finalité au propos, et vous obtenez logiquement une oeuvre intemporelle et universelle capable de nourrir des discussions interminables. Holden, Salinger, l'attrape-coeurs, le livre lui-même... Tous se confondent en une seule et même entité, tous se retrouvent à sillonner les champs de seigle pour nous attraper le coeur.

Il n'est pas étonnant que ce livre soit autant conseillé dans les collèges ou les lycées du monde entier. Il est en revanche plus surprenant de constater que de nombreux lecteurs passent complètement à côté de cette expérience, en évoquant notamment la maladresse de l'écriture et la vacuité de l'histoire... Loin de moi la volonté de juger, mais je trouve qu'il est dommage de ne pas remarquer qu'il s'agit là d'un travail d'imitation d'un exceptionnel niveau de la part de Salinger, qu'en ne racontant rien de particulier il raconte en réalité beaucoup de choses, et que son Attrape-coeurs est juste merveilleusement mal écrit...