"L'écume des jours", c'est d'abord un conte écrit un peu à la va-vite au printemps 1946 pour être présenté au concours de La Pléiade, deux mois seulement après son premier coup de crayon. Avec ce roman un peu boursouflé, saugrenu et fantasque, le jeune Boris, alors âgé de 26 ans, balourde son pesant d'émotions et de traumatismes accumulés, d'une part, au cours d'une enfance récréative à l'issue de laquelle frappe la maladie (Boris souffre de rhumatismes dés son adolescence) et de l'autre, durant la crise économique des années 30, période de doutes et de privations ayant abouti à la guerre que l'on connait, avec son inévitable lot de pertes humaines. Le motif principal du livre consiste d'ailleurs d'après moi, à mettre en contraste l'insouciance, la jeunesse, le Candysme (si si comme les bonbons) avec l'âge adulte, celui des responsabilités, de la maladie, et finalement du deuil (la fin du roman).
S'inspirant de sa vie et dans un esprit de décalage constant, Vian évoque à travers le filtre de l'émotion, les boires et déboires d'un couple d'amoureux, dans un univers où la poésie fait partie du quotidien. Un monde qui tend à se refermer sur lui-même, comme cet appartement où vit le couple, et dont les murs se resserrent peu à peu au fur et à mesure que se développe la maladie de Chloé.
L'écriture du livre, qui s'étend sur deux mois à peine, est fulgurante, colorée et musicale, à la manière d'une impro de Jazz Be Bop... Une histoire écrite avec spontanéité, mais sur une grille d'accords complexes, avec un fond psycho-sociologique fort. L'esquisse de société que dépeint Vian dans ce conte enfantin et faussement naïf, écartèle les individus en les obligeant à risquer leur vie dans un monde du travail qui ne fait pas dans le détail (des ouvriers meurent à la tâche et sont simplement "balayés"), et qui élimine froidement ses citoyens pour cause d'impayés fiscaux (Chick, le condisciple de Colin, est abattu par les policiers lors d'un contrôle fiscal plutôt musclé). Ces individus, battus par les éléments, sont victimes de coups du sorts (ce nénuphar qui pousse dans le poumon de Chloé, comme un cancer en phase terminale) et vivent dans un état quasi constant de sursis. Devant ces évènements, les personnages sont impuissants, car innocents et désarmés. Ils ne contrôlent aucunement leur destin, ce qui confère au récit une valeur tragique.
Mais venons en au coeur du roman, ce qui constitue pour moi son essence même, c'est cette manière si particulière qu'à l'auteur de donner corps à ses métaphores, et de les faire exister dans l'univers de l'oeuvre, comme s'il rendait à la poésie son caractère ludique et vivant. Ce concept de départ, s'il peut paraître un peu absurde aux premiers abords, révèle tout son potentiel dans la suite du roman. Si elles sont d'abords de simples fantaisies (l'anguille qui sort du robinet, le pianocktail), ou font l'éloge des sentiments (le nuage qui enveloppe les amants durant leur premier rendez-vous), ces images à l'apparente beauté révèlent peu à peu leur caractère vénéneux et tranchant ("Il prit délicatement une rose et tenta de briser la tige. Il fit un faux mouvement et l'un des pétales lui déchira la main sur plusieurs centimètres de long").
Pour résumer, "L'écume des jours", c'est un peu un poème des "Fleurs du Mal", teinté d'une vision surréaliste, mais qui a finalement la dureté d'un Zola. Un livre à travers lequel son auteur fait le deuil d'une période de sa vie, de son enfance dans la maison familiale de Ville-d'Avray à l'arrivée de la crise puis de la guerre, et se projette vers l'avenir, un avenir dont la vision même semble obstruée par le spectre de la maladie.
Reste un livre magnifique, aux figures de styles singulièrement mises en scènes, qui révèle sa consistance particulière au terme d'une lecture qui s'écoule en nous comme une liqueur délicate, révélant peu à peu une étonnante amertume. Comme une vague de sentiments qui vous submerge et vous emplie, avant de disparaître au loin, ne nous laissant que les souvenirs et les regrets d'une époque à jamais révolue.