Cet été, pour être un vrai vacancier jusqu’au bout des ongles de pieds, j’ai voulu emporter, plutôt qu’un ouvrage très-légitime et très-savant, un best-seller médiocre pour le lire sur la plage, et mon choix s’est porté sur L’Élégance du hérisson, de Muriel Barbery. Comme ça a été une expérience de lecture un peu curieuse en même temps qu’un peu pénible, il faut que je vous en fasse un petit compte rendu.
Déjà, commençons par dire que ça se lit. Ça ne m’est presque jamais tombé des mains, ce qui est déjà ça ; à beaucoup d’endroits on est curieux de connaître la suite, il y a donc indéniablement quelque chose qui marche dans ce bouquin. Voilà pour le compliment (il n’y en aura pas d’autre).
Maintenant, les critiques. Pour celles et ceux qui ignorent le pitch, tout le livre tourne auteur de deux héroïnes, une petite fille de douze ans nommée Paloma, issue d’une famille bourgeoise très bête et très riche et habitant au 7 rue de Grenelle, et la concierge de son immeuble, nommée Renée Michel. L’une et l’autre sont alternativement narratrices du roman. Ce qu’on sait dès les premières pages – dès la quatrième de couverture, en fait – c’est qu’elles sont « très intelligentes » – on le sait parce qu’elles nous le disent, et parce que tout le livre s’échine à nous le montrer. Et là, évidemment, on entrevoit le problème : un dispositif comme ça, ça passe ou ça casse. Et moi, je trouve que ça casse. Parce que si les deux narratrices passent leur temps à dire qu’elles sont hyper intelligentes, mais qu’en fait ce qu’elles écrivent ne vous paraît pas si intelligent que ça – mais plutôt banal, ou cuistre –, alors forcément l’effet esthétique est manqué. Et ça en devient gênant pour l’auteure. Je pense en particulier à une page où Paloma se répand en vitupérations contre la cuisine française, avec beaucoup plus de verve que d’arguments ; sa préférence pour la cuisine japonaise est peut-être censée suggérer son ouverture d’esprit ou sa curiosité intellectuelle, mais il faudra plus que quelques saillies mesquines pour me faire adhérer à son point de vue. (Je précise qu’en ce qui concerne les mérites respectifs des gastronomies française et japonaise, et la hiérarchie qu’il convient d’établir entre elles, je suis parfaitement agnostique.) Et il y a vraiment beaucoup de choses qui sont un peu de cette eau : on assène, on classe, on juge, on pourfend, et on somme le lecteur d’être d’accord (car l’intelligence de Paloma et de Renée s’exerce surtout contre : il s’agit essentiellement de dire ou de penser du mal des gens et des choses, au risque de braquer le lecteur qui ne serait pas d’accord). Et je n’en finis pas de trouver assez consternants ces longs passages à prétention philosophique que vient conclure une banalité du type « Vivre, au fond, c’est savoir apprécier la beauté des choses », ou je ne sais quelle nunucherie digne d’une rédaction de quatrième.
On a du mal à ne pas se dire, quand même, que l’auteure a voulu briller à peu de frais, et que le dispositif narratif du livre – qui donne la parole à deux héroïnes « très intelligentes », mais qui ne leur donne jamais que la parole que Muriel Barbery a bien voulu leur conférer – revient, pour l’auteure elle-même, à se jeter des fleurs. De là les digressions philosophiques en fait assez ennuyeuses, placées dans la bouche (ou sous la plume) de la concierge, sur Guillaume d'Ockham (elle est pour) ou la phénoménologie (elle est contre) (Muriel Barbery est prof de philo) (mais j’avoue que j’ai lu ces passages en diagonale), digressions assez ennuyeuses, disais-je, parce qu’elles n’ont strictement aucun autre rôle dans le livre que de constituer des morceaux de bravoure prétentieux. Pire, c’est dans ces séquences-là, les plus intellos du livre, que se donne à voir un anti-intellectualisme assez agaçant, en vertu duquel on apprend que les mémoires de master qu’on fait à Normale Sup sur saint Thomas d’Aquin sont dénués de tout intérêt, n’est-ce pas, puisqu’ils n’aident pas à saisir « la beauté du monde ». Heureusement que Renée Michel était là pour nous donner son avis éclairé sur la question.
Évidemment, vouloir montrer de l’intelligence en acte, c’est casse-gueule. Alors le roman passe son temps à faire du signaling, à envoyer des petits messages qui connotent, suggèrent, signalent l’intelligence, sans réussir vraiment jamais à la prouver ni à la faire voir. C’est la même chose qui se joue dans ce style empesé, empâté, qu’on nous vend pour littéraire, par exemple ici :
« Oui, l’univers conspire à la vacuité, les âmes perdues pleurent la beauté, l’insignifiance nous encercle. Alors, buvons une tasse de thé. Le silence se fait, on entend le vent qui souffle au-dehors, les feuilles d’automne bruissent et s’envolent, le chat dort dans une chaude lumière. Et, dans chaque gorgée, se sublime le temps. »
La gaucherie de cette clausule, la laideur de cette inversion bizarre, dont l’intention trop évidente est de signaler que Muriel Barbery fait de la littérature, n’est malheureusement pas un fait isolé. Il y a quelque chose de désespérément scolaire dans cette écriture – ici, par exemple, on plaque sans discernement, en bon élève appliqué, un fait de style et de syntaxe dont on se croit savoir qu’il est le propre de la littérature, on ajoute quelques mots un tout petit peu rares (vacuité, bruire), et l’on se dit que cela enverra suffisamment de poudre aux yeux aux lecteurs qui ont déjà décidé par avance de se laisser vaincre. Lecteurs d’autant plus facilement vaincus que tout le roman passe son temps à les flatter, à les brosser dans le sens du poil, à les faire se sentir très intelligent à peu de frais, en tout cas bien au-dessus de cette masse d’imbéciles qui peuplent les beaux quartiers de Paris, à leur faire croire qu’il apprécie la littérature.
Il faut dire un mot, enfin, des prétentions de ce livre à la critique sociale. L’intention évidente est de tordre le cou à des préjugés, de montrer qu’on peut être une concierge et aimer les films d’Ozu, la philosophie scolastique médiévale, les natures mortes hollandaises et le Requiem de Mozart. Il est donc regrettable que le roman accumule lui-même des clichés en sens inverse : les riches bourgeois sont tous des salauds ignares (quasiment tous, car il y en a des bien, comme il y a des concierges cultivées). Mais surtout, les dispositions intellectuelles exceptionnelles de Renée Michel ne font que confirmer en négatif tous les clichés dont il s’agit censément de se défaire : car son intelligence, sa culture, sont précisément ce qui l’éloignent de la classe des concierges. Si on suit la logique véritable du roman, force est de constater que ces riches salauds de bourgeois ont un peu raison de mépriser Mme Michel, puisqu’elle est une concierge, et que si cette concierge-là s’élève au-dessus de sa condition, c’est parce qu’elle est un être absolument exceptionnel : comment les habitants du 7 rue de Grenelle auraient-ils pu le deviner ? Il se trouve que le gardien de mon immeuble écoute parfois de la musique classique, et je n’ai jamais considéré que cela témoignât chez lui d’une culture extraordinaire devant laquelle il convînt de se pâmer ; mais Muriel Barbery devrait peut-être songer à faire un livre sur lui. En tout cas, il y a quelque chose de déplaisant à voir autant de bons sentiments soutenus par un propos, au fond, si brutalement misérabiliste.
En résumé, il y a quelque chose de fondamentalement pas honnête dans ce livre, qui nous faire croire qu’il est contre les préjugés alors que non, qui nous fait croire qu’il rend hommage à la culture et à l’intelligence alors que non, qui nous fait croire qu’il constitue un hymne à la littérature alors que non. Plus que jamais, ici, la forme et le fond sont indissociables, puisque la forme est censée être la preuve en actes du fond (l’intelligence des deux narratrices), aussi n’ai-je aucun mal à reconnaître que mon malaise à la lecture de ce machin est de nature à la fois éthique et esthétique : c’est mal écrit, c’est prétentieux, ça alterne la cuistrerie satisfaite et la démagogie, ça flatte le lecteur, ça se fout de la gueule du monde. C’est un roman irritant et, si je puis me permettre, hérissant.