Que Gilles Marchand m'autorise à emprunter en titre l'une des répliques phare de son livre (que je n'avais toutefois pas trop aimé). Il me semble que cette formule résonne avec la démarche littéraire d'Alexandria Marzano-Lesnevich avec son premier roman, L'empreinte (dont le titre initial n'a rien à voir et est bien plus fidèle au contenu- The Fact of a Body, a Murder and a Memoir - ce qui n'enlève rien à l'excellente traduction française d'Héloïse Esquié)


Poésie que l'autrice fait souffler, par son style élégant, tout en retenue et sans effets de manche, sur ce texte qu'on dirait écrit dans l'urgence du dire, violent, glauque, sordide et déchirant--miroir de ce qu'elle a vécu. Faire du passé qui blesse un poème tragique, voilà quelque part l'objet de ce premier roman courageux, difficile, furieusement intelligent. Enquêter sur sa propre vie, en prenant le détour d'une autre, faire diversion pour mieux revenir vers soi, voilà aussi le modus operandi adopté par l'auteur, l'enfant abusée devenue avocate.


Le récit tresse et enchâsse deux histoires, et les mêle de manière si étroite et brillante que parfois, le lecteur pourrait presque confondre la grande famille de la narratrice et ses secrets, et celle de Ricky Langley, l'élément déclencheur de son enquête littéraire.


Alexandria Marzano-Lesnevich (AML) croise la route de ce faits divers lors de ses études de droit qui la ramènent en 1992.  À l'époque, Ricky Langley, jeune pédophile dans la vingtaine, tue le petit Jeremy Guillory dans des conditions atroces. Après son premier procès en Louisiane, le verdict tombe : peine capitale. Le voilà dans le couloir de la mort. AML commence à s'intéresser à son cas, fouille le dossier, étudie tout. S'interroge sur la peine de mort, aussi. Surtout. Surtout que cette sinistre affaire, elle ne l'a pas choisie au hasard (ou est-ce cette affaire qui l'a choisie ?). Elle fait incroyablement écho à ses propres drames qui se dessinent, terribles, au fil des chapitres.


Dès son plus jeune âge et jusqu'à sa puberté, Alexandria a été victime d'abus sexuels de la part de son grand-père. Elle raconte dans d'insoutenables passages (fort heureusement brefs et peu détaillés) ces instants de pure terreur qui ne cesseront de la hanter, de la meurtrir, pas seulement au sens psychique, mais physique du terme (d'où la cicatrice du titre, qui demeure mystérieuse à la jeune femme elle-même).


En se confrontant à l'affaire Langley, AML sait qu'elle se met au pied du mur : sera-t-elle capable de comprendre un pédophile ? D'avoir de l'empathie pour son histoire jusqu'à désirer le sauver de la mort ? En quoi ce monstrueux faits divers peut-il l'aider à  comprendre sa propre histoire ? C'est à toutes ces questions que vont tenter de répondre plus de 400 pages douloureuses, qui suscitent évidemment l'attachement et la compassion du lecteur dès les premières lignes.


Pour les filiations littéraires et cinématographiques, j'ai songé en lisant au formidable Bondrée d'Andrée Michaud, pour l'atmosphère ténébreuse de l'enquête initiale qui va aboutir à la découverte du petit Jeremy ; au film Prisoners de Denis Villeneuve (notamment à la scène des photos des vêtements d'enfant avec un Hugh Jackman ivre de douleur) et enfin à Festen de Thomas Vinterberg pour l'explosion des secrets de famille en plein repas.


Au-delà de l'enquête judiciaire et du thriller qu'est également ce livre, l'autrice se penche sur le versant psychologique des personnages de son histoire, à commencer par sa propre famille. S'interroge sur la mécanique du déni, les secrets dont on ne veut pas parler même une fois éventés (comme si ne pas les verbaliser pouvait faire mentir leur réalité), sur le rôle de ses parents, le règne des apparences, la vitrine de famille idéale que l'on désire conserver. Très éclairants passages aussi sur la mémoire involontaire également, les souvenirs du corps que l'esprit ignore, jusqu'à ce qu'il ne le puisse plus.


AML construit son récit à rebours, part du présent pour remonter ensuite les traces du passé, le sien et celui de Ricky. Ce que j'ai aimé dans ce livre, c'est sa totale absence de manichéisme, de jugement moral. À presque tous les instants, AML observe et décrit les événements sans pathos, en gardant une distance salutaire. Moi qui croyais lire une charge contre la peine de mort à la sauce américaine bobo, j'ai lu beaucoup plus subtil que cela. J'ai lu un débat ouvert, qui cherche à pousser les lecteurs dans leurs retranchements, en les mettant face à la question ultime de l'humanité inaliénable, de la maternité aussi et in fine, de l'empathie. Une phrase fait basculer le deuxième procès de Ricky Langley, celle que prononce la mère de la victime, la mère du petit Jeremy.
Elle dit la chose suivante, qui a longuement sidéré tous ceux qui l'ont entendue :



"Même si j'entends le cri de détresse de mon enfant mort, j'entends également l'appel à l'aide de Ricky Langley".



Que dire après une telle déclaration ?
C'est ce que j'ai aimé avec ce livre : le fait qu'il nous pousse à remettre en question nos certitudes les plus ancrées. Avant de lire ce roman, j'étais persuadée de vouloir la peine de mort pour les tueurs d'enfants. Après cette lecture, je ne dis pas que j'ai changé d'avis, mais du moins je m'interroge. AML dit à un moment donné en substance que la manière dont nous allons réagir à cette affaire dépend ce que nous sommes, de notre vécu intime.


Je veux comprendre, j'en ai besoin
Alexandria parle ici autant de sa propre histoire que de celle de Ricky mais les dernières pages disent bien le caractère inexplicable, mystérieux de l'Humanité (parfois inhumaine) qui fait que l'on peut être à la fois simultanément prédateur et fils aimé, que l'on peut à la fois haïr et aimer quelqu'un, chérir et détester dans le même mouvement. C'est ce qui arrive à l'autrice devant la tombe de son grand-père. Grand-père qui, quelques jours avant de mourir, demandera à Alexandria si elle lui pardonne, laquelle répondra : Je ne me souviens pas ce que j'ai répondu.


L'empreinte explore et met en lumière une fois encore les pouvoirs sacrés de l'écriture, capable de mettre les drames à distance, de prendre de la hauteur. AML se raconte sans fards, sans honte, dans une lumière crue, avec un courage et une sincérité qui forcent le respect. Elle dit son énurésie tardive, son anorexie, sa volonté de s'enlaidir, seul moyen de se sentir en sécurité, la spirale d'autodestruction qui lui tendait les bras et, finalemenr, le coup de pied donné une fois le fond touché, le statut de victime définitivement repoussé.
Quel parcours. Quel cheminement initiatique semé de tant d'épreuves..
Le lecteur ne peut qu'admirer la force de caractère que la jeune femme a dû déployer pour garder la tête hors de l'eau. Et, malgré la tentation, elle exprime la douceur qu'il y a à ne pas se noyer dans la haine, le ressentiment ou le désir de vengeance.


Enfin, et c'est un axe singulier que j'ai eu grand plaisir à trouver ici : AML s'autorise parfois des embardées aux frontières du surnaturel que j'ai trouvées très bien vues, comme quand elle dit qu'elle savait déjà, avant la révélation pour la petite sœur. Tout comme Ricky savait pour Oscar. Facultés inexpliquées de l'esprit humain...


À la fois récit introspectif et enquête judiciaire, L'empreinte en laissera une durable dans l'esprit des lecteurs, émus (pour ma part aux larmes) par cette aventure intime et déchirante et par ce faits divers monstrueux et d'une complexité abyssale..
Très réussi.

BrunePlatine
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes J'ai pleuré en les lisant et Éblouissements littéraires [2020]

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le 10 avr. 2020

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