Du roman à l'Ouest Rien de Nouveau aux poésies sinistres et brutales de W. Sassoon, la littérature européenne et même occidentale n’a pas manqué de narrer l’enfer sanglant des tranchées qui succéda aux campagnes furieuses et anachroniques de l’été 1914. Plus d’un siècle plus tard, l’imaginaire populaire s’est figé autour de l’image la plus répandue du conflit : les mêlées furieuses de Verdun et de la Somme, le staccato bruyant des mitrailleuses et le martèlement continu des canons et leur semence mortifère. L’arme aérienne et ses prémices douloureux est l’un des grands oubliés de la mémoire commune du simple fait qu’elle ne concerna jamais d’effectifs aussi importants que l’Armée de Terre. Joseph Kessel, plume majeur et itérateur de génie de la langue française, rédigea pourtant son Equipage dès 1923, faisant entrer, comme l’annonce la quatrième de couverture, « l’aviation en littérature. »
L’Equipage est d’abord un livre classique, au sens romantique et glorieux du terme, présentant tous les thèmes principaux que l’on retrouve depuis dans la littérature martiale : l’amertume doucereuse de la femme, incarnation colombienne de l’Arrière fantasmée ; l’amitié virile et codée qui liait les combattants ; le Haut-Commandement incompréhensif, insensible, cruel à force d’entêtements. En choisissant de mettre en scène un jeune volontaire appelé à voir ses convictions évoluer au contact des réalités rugueuses de la guerre aérienne, c’est tout l’innocence et la jeunesse du monde que Kessel envoie à l’échafaud ou condamne à un éveil brutal. On reconnait là l’idée du Suicide Européen, de cette guerre qui ne consuma pas que l’or mais aussi le sang, l’ardeur, les idéaux de tout un monde alors même qu’il atteignait un apogée culturel et matériel sans précédent, dans un monde soumis l’étendard clair-obscur du Vieux Continent.
Pour autant, L’Equipage possède à la fois une force collective et intime puisqu’il mêle, à l’image du Nouveau Journalisme, la petite histoire et la grande en faisant de la guerre l’écrin douloureux et ardent au sein duquel les déboires amoureux du lieutenant Claude Maury et les honorables mensonges de l’aspirant Jean Herbillon, jeune homme fougueux et, dans un premier temps, idéaliste, distillant au sein du roman l’image de la camaraderie contrariée. Récit de dévotion, L’Equipage semble s’instituer comme un écho moderne aux romans de chevalerie d’antan : il rappelle que l’aviation fut un véritable refuge pour une cavalerie à laquelle l’essor de la puissance de feu moderne autant tous ses privilèges guerriers, où s’échouèrent nombre d’aristocrates romantiques désireux d’instituer une lutte codée, de velours et de soie. Il fallait bien des âmes de cet acabit pour offrir au pilote le plus talentueux de la Grande Guerre, le Baron Rouge Richthofen, des funérailles honorables malgré la nationalité allemande de ce dernier.
Véritable peinture humaine et sociale, L’Equipage semble illustrer à merveille la maxime attribuée à Albert Londres en plongeant la plume acérée de Joseph Kessel dans la plaie du monde : cette plaie bien physique, celle des tranchées, qui déchira l’Europe, mais aussi ces autres plaies rougies et palpitantes comme la lâcheté d’un aspirant désireux de fuir le combat, la résignation d’une maîtresse prête à prendre un déserteur dans sa couche ou encore le paternalisme d’un capitaine capable de couvrir la faiblesse de ses subordonnées. La Guerre apparaît ainsi sous la plume de Kessel comme un facteur d’aliénation morale, capable de saper les valeurs de la société de temps de paix. Difficile, dès lors, de ne pas lier L'Equipage au plus grand roman de cette Grande Guerre, puisqu’il semble s’affirmer comme l’antithèse du dulce et decorum est pro patria mori – qu’il est beau et doux de mourir pour la patrie.