Lu en Octobre 2019. Relu en Avril 2021. Édition Folio. 10/10 → 9,0/10
L'efficacité du style de Camus est tout simplement bluffante. Meursault est un personnage auquel on s’identifie immédiatement. Il est entouré de personnages qui le remplissent, qui lui donne une matière. Raymond est le catalyseur de la violence. Maria catalyseur de l'amour. Le vieux avec son chien, catalyseur de la solitude. Meursault ne vit donc qu'à travers les autres.
Dès l’incipit - peut-être l’entrée en matière la plus connue de la littérature : "Aujourd'hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas." - Meursault apparaît comme dénué d’existence. Il n’existe pas, il est, parce que sa mère l’a engendré. C’est une réalité extrêmement puissante.
Et je pense que c’est le style épuré de Camus qui donne sa force aux images partagées. Le moindre mot est pesé, mais surtout le moindre mot est simple car sortant de la bouche de Meursault. On est perpétuellement balancé entre force des images et des idées et simplicité de leur expression.
Mais L’étranger, c’est aussi la poésie. Ce premier Dimanche dans le chapitre II, que Meursault passe à la fenêtre, décrivant l’agitation de la ville, est émouvante, je dirais presque lyrique, mais dans les images seulement, le style restant d’une froideur exemplaire, une écriture blanche.
Les idées et les questions que posent le livre sont donc cruciales, aussi banales soient-elles. Pourquoi ne pas passer son dimanche à observer ? N'est ce pas tout autant voire plus, « faire quelque chose », que s'acharner à bouger dans tous les sens pour occuper absurdement corps et esprit ?
D’autres questions plus graves parcours le roman (La peine de mort pour un homme qui a tué ? Nos sentiments doivent ils s’exprimer sur l’impression qu’en aura la société ?), mais c’est toujours l’absurdité d’une réponse qui se voudrait absolue qui revient, car peut-être, la vie n’a t-elle simplement pas de sens.
L'abstraction du meurtre de "l'arabe" est d'une grande force narrative et philosophique. Rien ne poussait Meursault à le tuer mais en même temps c’était comme une évidence, comme une force implacable qui allait nécessairement aboutir à ce crime absurde. Meursault a rendu ce meurtre à la fois logique et absurde.
De même, le procès est évidemment à charge. Il est psychologisant donc injuste. Tente de prouver la criminalité de Meursault là où il y a une folie, une inadaptabilité sociale, une conscience absurde de la vie. Mais n'est ce pas logique ? Comment interpréter autrement les évènements, que comme mues par une conscience criminelle affreuse ? Les faits bien que tournés à la lumière d'un crime, sont là. Ce n'est pas absurde mais humain, arbitraire.
Contrairement à ma première lecture qui m’avait transcendé, à la fin du livre, je ne me sens pas déchiré. Déjà parce qu'il n'est pas mort. Ensuite parce que sa mort ne peut être un déchirement si c'est une fatalité comme il la considère. Finalement Meursault n'a jamais été aussi vivant que après avoir été poussé à justifier son incroyance. Meursault confronté à l'absurdité, naît en tant qu'homme voué à la mort. C’est sa propre absurdité.
C’est une « « morale » » encore plus intéressante que je ne l’avais perçu. Mais cela en a résulté une petite déception, je ne suis pas coi devant la fin, je ne suis pas transi d’angoisse pour la fin de Meursault. Je suis simplement admiratif d’un livre qui nous emmène pendant 180 pages, pour nous raconter à quel point la vie peut-être inintéressante et indigne d’intérêt. A quel point, elle est injuste, mais juste dans l’arbitraire des hommes.
C’est un très grand roman, qui peut-être atteint le lecteur en plein cœur, une fois seulement, après lui avoir appris la vie.
« C’est alors que tout a vacillé » p92
« La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. » (Fin de la première partie, p93)
« En sortant, j'allais même lui [Le juge d’instruction] tendre la main, mais je me suis souvenu à temps que j'avais tué un homme. » (p98)
« J'ai compris alors qu'un homme qui n'aurait vécu qu'un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. » (p121)
« Je n'ai eu qu'une impression : j'étais devant une banquette de tramway et tous ces voyageurs anonymes [Les juges] épiaient le nouvel arrivant pour en apercevoir les ridicules. » (p127)
« Enfin, est-il accusé d’avoir tué un homme ou d’avoir enterré sa mère ? » [L’avocat de Meursault au procès, p145)
« Il n’était même pas sûr d’être en vie puisqu’il [le prêtre] vivait comme un mort » (p180, fin du livre)