"Est-ce possible! songea lord Ewald à voix basse.
--Non: mais cela est, répondit l'électricien"
Il est ainsi du microcosme ésotérique patiemment tissé par Villiers de l'Isle-Adam, huis quasi-clos, château propice à l'enchantement des sens, repère des expériences les plus folles - la science magnifiée ici en ce qu'elle a de plus magique pour qui n'est pas coutumier de ses prodiges.
Un monde d'émerveillement technologique où tout est rendu possible par l'intervention faussement divine - et on ne cessera de revenir à cet étrange mais inaltérable lien à Dieu - du magicien Edison, savant fou de démesure grandiose.
Un mince univers des Possibles, paradis créativiste débridé.
Une forteresse apparemment inviolable, terrier de sorcier reclus loin des siens, loin des chamailles et débâcles humaines, plus près de la création, du créateur. Pourtant connectée de toutes parts, ouverte aux quatre vents de l'esprit et des sens oubliés, aux échanges immatériels, aux voix que seuls les ermites entendent à force de paix et de silence, ces voix réveillées par une science en marge de ses prérogatives usuelles, une science mêlée d'ésotérisme.
Villiers de l'Isle-Adam installe patiemment le cadre de son conte moderne. Avec un infini soin du détail, il brosse le divin portrait de son Hadaly, l'idéale, l'Eve Future et de ses géniteurs désabusés.
Il ne fallait rien moins qu'une irrévocable pulsion mortelle pour initier pareille création. C'est ce désaveu absolu de l'existence, rejet formel de l'œuvre créatrice première qui fournira l'énergie vitale nécessaire à l'abandon de toute crainte, l'abandon de Dieu.
Dieu?
Quel qu'Il soit, quoi qu'Il soit. Si son existence bien tangible semble n'être jamais pleinement remise en question, son influence, la crainte et la dévotion premières qu'Il inspire s'effacent en revanche peu à peu alors que l'infernal trio, galvanisé par une pensée tronquée par l'isolement et les pulsions primaires - qui serpentent sous la surface polie du miroir - fait de la retraite de l'homme de science une terre nouvelle de futurs en marche.
Alors le cadre est posé, les enjeux évidents, le dilemme oublié, l'euphorie à son comble. L'heure est à la patience, au regard en arrière et vers le dehors. Dehors, il y a l'espèce humaine qui se morfond de tout et rien, qui pleure son sort bienheureux. Le coup d'œil est noir, obscurci du jugement de psychés meurtries. L'avenir est opaque au miroir déformant de leurs prunelles injectées de sang gaspillé.
Et le comte de s'étendre, jusqu'à l'empathie, sur les souffrances puériles de ces malheureux buvant leur mal-être jusqu'à la lie. Jusqu'à l'identification à son antithèse. Jusqu'à l'exclusion finale de la divinité.
Villiers de l'Isle-Adam mentirait-il à son lecteur? Loin s'en faut. Cultivant le trouble des apparences, il brouille les pistes simplistes d'un jugement fantoche et bancal, joue le jeu du sens commun pour mieux saper les fondations premières d'un mal absurde. La minutie de mise en scène, de déroulement n'a pour seule valeur que d'inscrire au fer rouge une conclusion aux airs d'apothéose divine, en forme de morale vengeresse. Qu'importe à la toute fin qu'Il soit ou non de la partie. L'ultime sursaut littéraire sonne d'abord comme un rappel puissant aux essentiels, à cette humanité perdue par nos apprentis concepteurs.
Œuvre hybride, l'Eve Future est la rencontre fortuite de la science et des arts, de la rigueur et de la délicatesse fragile, de l'occulte et du pragmatique. Elle n'est qu'incessante contradiction, philosophie poétique. C'est là tout son charme.