On ne gribouille pas impunément pendant vingt ans dans une improbable grange landaise transformée en atelier de peintres. On ne laisse pas filer vingt années de sa vie dans les vapeurs de térébenthine et de vernis sans en garder une profonde nostalgie. On ne peut oublier vingt années d’angoisse de la toile blanche, de frénésie créative, de doute, d’œuvre qui se refuse, de troubles qui font vibrer et qui rendent la vie vivante…
Alors, quand on "trébuche" sur ce livre au titre évocateur, on se retrouve instantanément devant son chevalet, quarante ans plus tôt, avec en plus, tout ce qu’on n’avait jamais pu exprimer, la spiritualité exacerbée, le génie artistique, la sensualité et la puissance dramatique… comment ne pas succomber à la magie de Metin Arditi, l’enchanteur ?
Un auteur hors du commun pour un livre hors du commun. Metin Arditi est né en 1945 à Ankara. Il quitte la Turquie à l’âge de sept ans, et obtient la nationalité suisse en 1968. Il obtient un diplôme de physique et un diplôme de troisième cycle de génie atomique à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, puis poursuit ses études à l’université Stanford. Il habite Genève.
De 2000 à 2013, il a été Président de l'Orchestre de la Suisse romande. Il est membre du Conseil stratégique de l’École polytechnique de Lausanne où il a enseigné la physique, l'économie et la gestion et l'écriture romanesque.
En 2012, il a été nommé par l'UNESCO Ambassadeur de bonne volonté. En juin 2014, l'UNESCO l'a nommé Envoyé spécial puis, en 2017, Ambassadeur honoraire.
De 2016 à 2019, il a tenu une chronique hebdomadaire dans le journal La Croix.
Suisse francophone d’origine turque séfarade, Metin Arditi est un écrivain de l’intime, dont tous les livres traitent des mêmes thèmes : la difficulté de la filiation, la solitude et l’exil. De 1997 à 2020 il a publié quatorze romans, deux récits et six essais. « L’homme qui peignait les âmes » est son quinzième roman. Voilà une vie bien remplie, me semble-t-il !
Alors laissons agir la magie de ce merveilleux conteur qui nous transporte dans ces mondes fascinants de l’Orient des années mille, dans l’intimité d’Avner, jeune juif de quatorze ans qui s’ouvre à la vie dans les bras de sa cousine… et dans l’éblouissement de la beauté des icônes découvertes dans un monastère orthodoxe.
« Est-ce qu’un jour, je pourrais apprendre à écrire une icône ? demanda Avner. Anatase le regarda, sceptique. […] – C’est aussi un chemin très long, à la fois technique et spirituel. Les règles d’écriture sont savantes. Et il y a un impératif théologique qui ne s’acquiert que par une longue étude des Textes et par une réflexion profonde, qui mène à la foi. Le don de soi est total. – Je suis prêt à m’y atteler de toutes mes forces, dit Avner. »
Les dés sont jetés. Le rideau est levé. L’allégorie peut commencer !...
Alors Avner peut débuter son initiation, initiation à l’écriture des icônes, car on ne peint pas les icônes, on les écrit. Initiation à la foi chrétienne, car on n’écrit pas d’icônes sans une foi solidement ancrée… Vrai artiste et faux chrétien.
J’en sais quelque chose : La foi et le talent sont comme l’amour, on ne les acquiert pas, laborieusement, dans les livres. Ce n’est pas parce qu’on maîtrise la technique du glacis ou du lavis que l’on devient artiste. Ce n’est pas parce qu’on connaît les règles de la perspective géométrique ou atmosphérique que l’on est un artiste. On n’est pas un bon artiste parce qu’on est initié aux lois de la composition. On me disait que j’avais « un bon coup de crayon », en vingt ans, je n’ai jamais pu faire œuvre d’artiste… On a beau se pencher sur les Écritures, si on est radicalement convaincu que ce sont des fables, on ne peut avoir la foi. Si on lit les Évangiles en y cherchant, involontairement, les contradictions et contre-vérités, on ne peut avoir la foi. Si le simple mot de "Saint" est complètement vide de sens, la foi n’en a pas non plus…
Avner avait farouchement souhaité embrasser une religion qui n’était pas celle de ses ancêtres pour pouvoir être initié à l’Art de l’iconographie, mais le jour de son baptême il pensait qu’il « avait lu et relu les Textes. Il les avait étudiés, commentés. Il avait été ébloui par leur intelligence, leur finesse, leur concision. Mais il n’avait pas réussi à croire à la Révélation. […] À cet instant solennel, il savait qu’il trichait. »
Alors, dix ans plus tard, il ne pouvait plus tricher aux yeux de son vieux maître : « Ce que tu fais n’est pas conforme à nos canons, tu le sais. Nous avons une tradition d’ascèse à respecter. Les corps doivent être immobiles, les visages allongés, les regards en attente. Pas dans la sollicitation. L’icône doit parler à l’âme, pas aux sens. Tu peins des êtres humains, alors que tu devrais écrire la pensée du Christ. »
Juif converti à l’orthodoxie, Avner récite des prières chrétiennes, tourné vers La Mecque, comme un bon musulman. Il se révèle un artiste de génie, mais un faux chrétien convaincu de mensonge. Admiré et jalousé de la confrérie des moines iconographes, il jette le trouble car la vie habite ses œuvres, sensuelle, puissante. Elles scandalisent les prêtres des trois Églises confondues en brisant les codes de l’art officiel. Il glorifie l’amour humain, prêche la liberté, la joie des sens, la vie et les liens du cœur. Et pour se justifier, il prend le Seigneur à témoin : « Célébrer la joie de vivre sur Terre, œuvre de Notre Seigneur, est-ce trahir ? […] Oui, je prends des libertés vis-à-vis des canons. Mais les canons sont œuvres des hommes ! […] À qui devons- nous le bonheur d’observer l’envol d’un papillon ? Au Seigneur ! Serait-ce péché de le représenter ? La seule chose que je souhaite, c’est d’écrire la joie de vivre. » Ce qu’il voulait c’était « Faire ressortir la part de divin qui se trouvait dans chaque être, plutôt que ce qu’il y avait d’humain dans le divin. » Mais n’est-ce pas faire preuve de trop de vanité ?
En quittant la sérénité de son "Petit Paradis" : l’ombre de son figuier sauvage, « la douceur des chants [monastiques], la beauté des papillons qu’il s’amusait à repérer », pour écrire des icônes, n’a-t-il pas réitéré le mythe du péché originel ?
Le châtiment céleste sera terrible…