L'Homme qui savait la langue des serpents est un roman estonien merveilleux et épique aux allures de conte scandinave. Le long de ses quatre cent cinquante et quelques pages, il nous fera suivre l'histoire de Leemet, un jeune homme vivant dans la forêt et dernier gardien des traditions de l'ancien peuple estonien qui lui permettent notamment de communiquer avec les reptiles et d'asseoir sa domination sur les êtres sylvains grâce à son langage magique ; mais ; à la lisière du bois, le développement d'un village qui s'est christianisé en rejetant au passage les vieilles coutumes semble bien devoir mettre à mal le mode de vie déjà au bord de l'extinction des hommes de la forêt.
Couvrant une part importante de la vie de son personnage principal à la trajectoire parabolique, L'Homme se lit assez bien comme une sorte de traité métaphorique de l'identité au cours duquel chaque personnage de la galerie romanesque représente symboliquement une tendance possible, une réaction face aux changements entropiques du monde qui vieillit. Les chrétiens du village figureront ainsi un peuple stupide et béat qui dilue son capital, son patrimoine dans une idolâtrie criminelle de la modernité. Le vieux sage Ülgas et l'étrange couple d'anthropopithèques incarneront deux versants, un lunaire et un solaire, de l'archaïsme. Les ours seront jugés pour leur propension à succomber par paresse et par luxure à l'abandon des enseignements exigeants de leurs pères. Etc.
Le problème que je rencontre avec ce roman, c'est qu'un conte est censé, pour se justifier, aboutir à une leçon qui tend à avertir le groupe d'un danger qui le menace, ou a minima dans des utilisations plus modernes de l'épopée permettre de constater une base de travail sur laquelle refonder un nouvel empire de signification. L'Homme est un roman assez absolument réactionnaire pour rejeter tout positionnement un tant soit peu tangible face au souci qu'il présente, celui de la mutation du monde et de la perte en route de certaines valeurs chargées de sens. Face aux différents comportements dégradés présentés plus haut, notre héros aura une tendance d'abord à l'errance qui se muera assez improbablement au milieu du roman en un déchaînement de violence épique complètement stérile puisque le même immobilisme et la même solitude le frapperont toujours, tout au long du récit – au point d'escamoter successivement deux femmes de façon assez maladroite dans la composition de l'intrigue.
L'Homme nous présente donc ultimement un homme seul, à vocation à le rester, qui en violente d'autres et puis s'assoit. Qu'est-on censé faire de ça ? Quel intérêt y a-t-il à raconter cette histoire ?
Prosaïquement, le roman paraît fréquemment nettement trop long et trop répétitif pour le genre qu'il adopte, au point de lasser durant sa première partie avant que la seconde, plus franchement inspirée des sagas vikings, ne vienne mettre un coup de pied au cul là-dedans. Mais il ne faut pas s'y tromper, ce n'est pas en soi parce qu'on s'ennuie moins à lire des décapitations et des supplices de l'aigle que le conte monté par Andrus Kivirähk en gagne plus de corps.
Il manque même au livre cette haine, ce trou noir nucléaire qui pourrait le « sauver » (comme projet) en en faisant un pur manuel de nihilisme.
L'Homme qui savait la langue des serpents est une borne posée là, sur le bas-côté d'une route que je ne veux pas emprunter parce qu'elle ne va nulle part.