La comédie la plus célèbre de Marivaux, auteur de pièces et de romans à scandale dans un XVIIIeme siècle français encore sous la coupe des nobles.
Cette pièce met en vedette Arlequin, personnage inspiré par (si ce n'est pas carrément emprunté à) la Comedia del Arte, et utilise les codes de l'utopie pour interroger les rapports de classes existant dans la France du Siècle des Lumières.
Par un renversement des rôles assez classique, Marivaux écrit des scènes assez cocasses, sûrement plus drôle que son autre pièce utopique La (nouvelle) Colonie.
L'île des esclaves n'est pas un purgatoire à la manière des chrétiens ou un archipel du goulag quoique par certains aspects elle pourrait le préfigurer. Pendant quelques jours, les maîtres y reçoivent l'identité et la tâche des esclaves tandis que les esclaves jouissent désormais de l'oisiveté des maîtres, mais l'expérience ne vise pas spécifiquement à humilier ces derniers ni ne repose sur la conformité à un ordre. Elle n'a pas non plus pour finalité la dissolution des classes une fois quitté les lieux. Plutôt, le dirigeant de l'île est un arbitre de la considération mutuelle dont font preuve les malheureux naufragés. Il les confronte, les laisse se dire leurs quatre vérités, puis, quand la violence risque elle aussi de s'inverser, c'est d'avantage une thérapie de couple qui prend place.
On pourrait objecter que le labeur du maître transformé en esclave relève déjà de la violence. Oui, une violence d'époque qui cumule celle que purent subir valets et forçats des colonies. C'est à ce niveau que l'on pourrait y voir préfigurer des aspects de la rééducation telle que pratiquée au XXeme siècle en URSS. Les critiques du livre noir du communisme n'ont-ils pas d'ailleurs rapproché la rééducation et ses dérives de celles des camps dans les colonies instaurées par les grandes puissances au lieu de ceux du totalitarisme nazi qui visaient d'entrée l'extermination pure et simple ?
Pourtant, la comparaison s'arrêtera là.
L'arbitre des conflits est bien moins un agent du KGB qu'un agent de l'amitié. La pièce prend ainsi une tournure gentille, qui se passe de nouveau règlement comme de toute réflexion sur les structures régissant les relations humaines. C'était les hiérarchies rigoureuses qui leur avaient appris à malmener leur prochain, mais qu'ils y retournent si désormais ils sont amis.
Seule une femme esclave pourrait être plus réticente à cet état des choses puisqu'il lui faut penser sa double condition de femme et d'esclave (la modernité de Marivaux s'illustre ici déjà avec perspicacité).
Alors que penser de cette fameuse pièce ? Bien rythmée, plus drôle et foutraque que ses autres oeuvres (mais cela dépendra aussi de la mise en scène), perspicace et prévoyante sur le déni d'une condition et la violence d'une rétribution, gentillet et convenu pour ne pas trop agacer les "honnêtes gens" ou par le prisme d'une morale millénaire interprétée par les justes ?
Il y a sûrement un peu de tout ça.
La version que j'ai vu, avec son esthétique anachronique début XXeme, m'a plu, en dépit d'un départ un peu confus.