Bien que conçu comme volet terminal d’une trilogie romanesque, l’Insurgé n’a plus grand chose d’un roman. Le héros s’appelle toujours Jacques Vingtras, mais c’est bien là la dernière concession faite au genre fictionnel : Vallès bazarde par la fenêtre toutes les conventions littéraires pour raconter les dix années qui ont précédé son engagement dans la Commune de Paris. Chapitres nerveux, portraits au vitriol, analyses politiques et psychologiques aussi rapides que pénétrantes composent un tableau extraordinairement vivant de ces années violentes et cruelles qui aboutirent au désastre de la guerre de 1870 et à l’Insurrection du peuple parisien matée dans le sang.
Il est d’ailleurs frappant de constater que Vallès traite à peine des deux mois que durèrent la Commune, comme si l’échec de cette révolution qu’il avait toute sa vie appelée de ses voeux était trop douloureux pour être évoqué en détail. Les deux tiers de son récit tournent autour des différentes factions en lice, théâtre de dupes qui vont s’affronter après la débâcle de Sedan : les monarchistes d’un côté et les républicains de l’autre, les politicards professionnels et les journalistes d’opinion (dont lui-même faisait partie), les militaires, les religieux, et bien sûr tout le petit monde bariolé du Paris populaire, tous les laissés pour compte dont il partage les aspirations et la misère quotidienne, lui l’éternel réprouvé, et fier de l’être. Pantin parmi les pantins, Vallès/Vingtras ne cherche d’ailleurs pas à redorer son propre blason, n’hésitant jamais à souligner à quel point lui-même n’aura pas su mieux que les autres faire advenir la victoire. Sa seule fierté est d’avoir été de bout en bout fidèle à ses engagements et à son idéal, grandeur morale qu’on aurait du mal à porter au crédit des Républicains bon teints qui se dépêcheront de se débarrasser de leurs « amis » communards au lendemain de la défaite pour pouvoir continuer à régner.
Si à l’arrivée l’Insurgé n’est donc pas non plus un récit historique traditionnel, il n’en reste pas moins un brûlot contre toute forme d’injustice sociale, contre la malhonnêteté, les compromissions et le cynisme des puissants, écrit avec passion, mais aussi humour et distanciation, par un des témoins les plus lucides de ce désastre programmé. Il emporte le lecteur dans un flots d’événements avec le talent hors pair d’un journaliste engagé, et même si l’ouvrage parait plus de dix ans après les faits, on a constamment l’impression que Vallès est en train de raconter les choses au jour le jour, dans l’urgence et avec la spontanéité du combattant. Sa langue et son style inimitables, d'une modernité étonnante, auraient d’ailleurs dû lui assurer une place de choix au panthéon des écrivains français, mais sa patrie réactionnaire dans l’âme ne semble pas prête, même 150 ans après, à lui pardonner d’avoir jusqu’au bout lutté pour l’utopie libertaire qu’il avait épousée. Il reste un auteur méconnu et boudé : tous les moyens sont bons pour minimiser la force d’un tel propos et un attachement aussi viscéral à la fraternité humaine, contre vents et marées.