Dans Austerlitz, WG Sebald décrit comment le protagoniste éponyme cherche dans les archives d'époque à reconstruire l'histoire de sa mère, déportée au ghetto/camp de concentration de Theresienstadt. Il explique la difficulté et le dégout qui l'accablent alors qu'il doit ingurgiter des bottins entiers de novlangue nazie, s'infliger des tombereaux de comptes rendus écrits dans un sabir administratif insensé, décoder le jargon exterminateur de l'Allemagne hitlérienne.
De même on ne peut qu'être admiratif du travail effectué par N. Werth et de tous les historiens qui étudient les dossiers déclassifiés de l'ex-URSS pour reconstituer les détails de la Iejovschina, les grandes purges staliniennes. Des quelques exemples qu'il donne à lire dans L'ivrogne et la marchande de fleur on peut imaginer la tâche surhumaine que doit représenter le déchiffrement de cette littérature abracadabrantesque.
Si le livre est intéressant, c'est parce qu'il a pour mérite (énorme) de remettre l'église au milieu du village et de décrire avec clarté les contours et les spécificités de la grande terreur de 1937/1938. L'apparat de sources est conséquent et convaincant, les conclusions sont toutes mesurées et appropriées. Il ne va pas trop dans le détail et reste largement accessible à un public non-spécialiste.
Mais là où il devient fascinant c'est dans l'illustration de la logique formelle de la terreur, de son fonctionnement rhétorique, de son langage amphigourique hallucinant.
Il s'agit des ordres d'en haut, de Staline et son exécuteur NIkolaï Iejov, qui sont d'une brutalité et d'un cynisme confinant à la psychopathie la plus hystérique, mais aussi des rapports de ceux d'en bas, des rapports d'interrogatoires bâclés vaguement recouverts d'un vernis littéraire empilant les poncifs à moitié compris, les actes d'accusations qui ne sont composés que d'un verbiage champignacien, le bourrage de crâne idéologique utilisé (consciemment ou non) pour masquer la vacuité d'une littérature basée sur du vent, agrémenter cette rhétorique rabâchée de néologismes orwelliens.
Souvent on ne peut pas faire autre chose qu'éclater de rire devant l'accumulation d'absurdités. Parfois cette bêtise auto-satisfaite et cette hypocrisie sont trop fortes. On dit souvent que si ce n'était pas vrai on ne le croirait pas, mais ici cet adage est tellement adéquat que ça en devient involontairement hilarant. L'exutoire de la dérision s'impose pour ne pas sombrer dans cette folie.
Espérons donc que ce genre de livre nous aide à ne pas oublier cette instance particulière de la folie humaine, et peut-être plus encore nous aide à ne pas rester aveugles à nos propres folies. Le Newspeak n'est pas qu'une invention des totalitarismes. Ceux-ci ne font plutôt que porter son usage habituel à un degré ultime.