Splendeurs et misères d'un intellectuel du Siècle

Il est amusant de constater en parcourant ce vieil écrit de combat, combien certains intellectuels revenus de la gauche se piquent d'un retour à Raymond Aron quand il s'agit de châtier le socialisme contemporain et ses dérives. Jean-Claude Michéa, vieux loup du sérail communiste post-soixante-huitard, Urbain II réincarné de la croisade anti-progressisme, m'est souvent revenu au fil des pages. Sa critique du matérialisme historique reprend à peu de choses près ce que Raymond Aron écrivait 60 ans avant lui sur les prédicateurs de révolutions collectivistes, déclinaison contemporaine du millénarisme médiéval, attente joyeuse d'une « fin de la préhistoire », pour reprendre des termes que n'aurait pas reniés un Saint Jean Apôtre. L'un et l'autre tombent à bras raccourcis sur une conception marxiste de l'évolution des sociétés dans le temps, qui assigne aux événements et aux acteurs du passé le terme d'un règne prédestiné de l'ouvrier. Réfutation d'une banalité folle du point de vue des sciences humaines aujourd'hui, mais qui se heurtait dans les années 1950 au ferment du prophétisme soviétique.



La suite bien connue démentira les Saint-Jean Bouche d'Or de la Jérusalem laborieuse. « L'homme nouveau » que devaient consacrer en URSS l'abolition de la propriété privée et la planification économique a basculé, au sortir de la Guerre Froide, dans le modèle petit-bourgeois que l'Occident libéral a porté au ciel des civilisations modernes. Reproduisant le comportement et l'habitus qu'une époque nouvelle attendait de lui, l'homme soviétique, largement coulé dans le moule d'une société mondialisée, technologique, consumériste, s'est fait « homo festivus » comme une majorité de ses semblables européens. Présent de part et d'autre de l'ancien Rideau de Fer, ne jurant que par le progrès, le confort et le mode de consommation, cet individu standardisé du néocapitalisme ordinaire, Jean-Claude Michéa le rejette profondément, comme Raymond Aron rejetait à son époque les Jean-Paul Sartre et ses cohortes des Temps Modernes. Leur posture critique se rejoint en ce que l'un et l'autre accusent l'adversaire d'aveuglement dogmatique, relayent alternativement progressisme et communisme au rang des fausses nécessités de l'Histoire. Aux « idolâtries de l'Histoire » succèdent ainsi les « complexes d'Orphée », à la marche radieuse des forces productives celle du Progrès et de la jouissance sans entrave.



Mais laissons de côté cette ébauche d'étude comparée, que je vois déjà comme une montagne accouchant d'une souris, et que je serais de toute façon bien incapable de mener au tiers du quart, pour nous interroger plus prosaïquement sur l'intérêt d'une telle lecture aujourd'hui. L'Opium brûle-t-il encore sous les toits de la Maison France ? Raymond Aron a-t-il encore des choses intéressantes à nous dire, dans ces temps bien différents où l'intellectuel reste, après Dupont de Ligonès, l'homme le plus recherché du royaume de France et de Navarre ?



Du côté de l'histoire, rien de bien nouveau sous le soleil. Raymond Aron mobilise les notions de son Introduction à la philosophie de l'histoire (1938) pour donner au matérialisme dialectique une correction que nul ne lui contesterait. Mais d'une épistémologie réellement utile il n'est guère de trace, ni à l'époque ni aujourd'hui. Il conteste à l'école marxiste – si tant est qu'elle ait réellement existé - une vision surdéterminée de l'histoire, au regard de ce que Raymond Aron nomme « pluralité des significations », qui loin d'induire l'échec absolu d'une connaissance du passé, « consacre la richesse de la réalité ». C'est une façon de contester à l'école marxiste, comme à toute autre école de pensée malheureusement, la validité absolue d'une méthode historiographique. Dialectique employée déjà pour renvoyer dans ses pénates le positivisme de Gabriel Monod et sa Revue Historique - grand bien lui en a pris - mais qui témoigne également d'une ignorance volontaire des évolutions de la démarche historienne à sa propre époque. Si bien que toute école solidement établie devient dogme quasi-religieux lorsque d'inspiration marxiste, ou vaine science dans tout autre cas. Raymond Aron écrit comme s'il ignorait – ce qui n'est pas le cas bien entendu - le puissant courant intellectuel qu'a porté dans les années 1930 l’École des Annales fondée par Marc Bloch et Lucien Fèbvre. Il se met par conséquent dans l'incapacité de comprendre le phénomène de professionnalisation de la discipline et le cortège de sciences auxiliaires dont elle s'est plastronnée pour solidifier son discours et sa méthode (traitement statistique, archéologie du paysage, études sérielles, diplomatique, archivistique, géographie historique et j'en passe...). De son point de vue, l'histoire reste en définitive une affaire de psychologie et de style, « de curiosité et de proximité affective avec l'objet historique », qui ne requiert pas tant de qualités scientifiques et transdisciplinaires que littéraires et journalistiques. S'en suit une sorte de relativisme généralisé qui, roulé dans notre époque, mettrait sur un pied d'égalité la production d'un universitaire et celle d'un vulgaire camelot de télévision...



Le rapprochement entre communisme et dogme spirituel, cette « religion séculière » qui donne au titre tout son sens, n'emporte guère plus de passion. Quoique fondé sur un constat limpide, l'argument de Raymond Aron est une réitération ad nauseam de ce qui demeure au fil des pages une banale invective. On comprend qu'il se soit mis à dos après la publication de son livre, bon nombre de ses anciens compagnons de la Rue d'Ulm, vulgairement assignés à la cléricature nouvelle, ministres des âmes dont l'idéal égalitaire serait le nouveau crédo. On se tournera avec plus de bonheur vers Humanisme intégral de Jacques Maritain, traitant de cette question en dehors de toute volonté polémique, quoique tout aussi discutable sur le fond. Sans dénier au communisme son caractère irreligieux, Maritain observe qu'il s'édifie sur un fond humain admettant naturellement « des vérités éternelles et des valeurs transcendantes ». L'échec d'une réalisation « temporelle » de l'idéal chrétien a pour lui provoqué ce formidable appel d'air qu'est venu combler l'ardente vérité communiste, force transcendante de substitution qu'un fond partagé de l'humaine condition appelait naturellement de ses vœux. Ainsi l'incarnation de la pensée de Marx, ce projet de société qu'elle associe étroitement aux destinées humaines, Jacques Maritain a cette qualité de ne point la réduire à une philosophie spéculative, à cet "opium" qui fait basculer Raymond Aron dans une certaine forme de mépris intellectuel. Le philosophe théologien l'envisage au contraire dans sa dimension totalisante, « une pensée tout engagée dans la praxis, et par son essence même transformatrice du monde ». D'où il suit que le communisme a pu se construire en Russie comme une réalité politique et sociale, quoique son idéal se soit dévoyé dans les pratiques autoritaires et inhumaines que l'on sait. Bref, la lecture de Raymond Aron nous renvoie du communiste l'image caricaturale d'un clerc fanatisé, là où Jacques Maritain ne cesse jamais de voir l'homme en quête de vie surnaturelle.



En réalité, l'Opium des intellectuels doit se lire moins comme un exposé théorique que comme un témoignage sur une époque. Là est son véritable intérêt, si l'on passe encore sur le jargon parfois difficile du normalien de formation. Raymond Aron est lui-même un objet d'histoire, et son œuvre, comptant finalement peu de productions scientifiques, est ce qu'il nous reste d'un temps où l'intellectuel comptait encore dans le paysage politique du pays, investi d'une mission que l'Affaire Dreyfus lui a transmis en héritage, et qu'une France d'après-guerre suscite à nouveau dans son effort de reconstruction. Les diatribes fulminées à la face des Sartre, Beauvoir, Merleau-Ponty sont moins le clair encens de la raison sociologique que le glaive de la défense libérale, brandi contre un communisme russophile très présent dans les milieux intellectuels d'alors. Raymond Aron navigue dans un univers clos, un entre-soi politique où rôde la bête immonde du conformisme. C'est ici que loge son inquiétude constante, quoique lui-même, par ses attachements et sa place au Figaro, basculait parfois dans l'excès inverse. Les pages qu'il consacre au « conformisme anti-macCarthy » et aux « Eggheads » américains sont sur ce point assez décapantes, bien qu'elles soulèvent de considérables réserves.



Le portrait qu'il dresse de l'intellectuel français, quant à lui, produit encore aujourd'hui son étrange résonance : « Les intellectuels semblent plus intégrés qu'ailleurs à l'ordre social parce qu'on songe aux milieux parisiens, où le romancier occupe une place, égale ou supérieure à celle de l'homme d'Etat. L'écrivain, sans compétence, obtient une large audience, même quand il traite de ce qu'il se vante d'ignorer (…). La tradition des salons, sur lesquels règnent les femmes et les causeurs, survit en un siècle de technique. La culture générale permet encore de disserter agréablement de politique, elle ne protège pas des sottises et ne suggère pas des réformes précises ». Ici l'intellectuel français, qu'une tradition anté-révolutionnaire voue à tous les sacerdoces de l'intelligence, tire de son privilège culturel une légitimité d'intervention dans tous les domaines de la politique, tous les sujets que le vent de l'époque jette en pâture à l'opinion. Point d'affaires au sein de la cité qui ne nécessite sa plaidoirie éclairée, il est pour cela commis d'office, compétent en premier et dernier ressort. Comment ne pas penser aujourd'hui à un Eric Zemmour candidat de la droite et scribe apocryphe du régime de Vichy ? Un Michel Onfray tête d'affiche du souverainisme français au nom de sa médaille de philosophe industriel ? Une Polony réformatrice de l’Éducation Nationale au nom de sa plume d'éditorialiste Marianne ? Un Duhamel professeur à Sciences Po au nom d'une intégration lignagère dans les grands réseaux de l'aristocratie culturelle ? Un Macron tout frais sorti du rêve de la Silicon Valley clouant Stendhal au pinacle de son portrait présidentiel ? Un BHL libérateur d'Ukraine et de Lybie au nom de sa gloire de philosophe de plateau ?

Pastoure
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le 15 oct. 2023

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