Houellebecq est l'écrivain consacré de la critique de la modernité, celle qui sépare, qui délie, qui atomise les (hyper) individus en particules élémentaires. L'homme est ici tragiquement isolé, souche déracinée des vieux liens sociaux traditionnels: il est bien souvent sans famille, célibataire ou prolétaire sentimental. Le personnage houellebecquien est déphasé avec son temps, et pourtant il n'est pas profondément malheureux, il est davantage dévitalisé, résigné après avoir été rapidement désabusé de ses rêves d'enfant.
Ce tableau correspond bien au personnage principal de La Carte et le Territoire, Jed. Une chose, une passion, excite son existence tout en le maintenant à part: l'art. Doué en la matière d'un goût certain, il regrette que l'architecture de son temps n'est en tête que des préoccupations utilitaires, alors que les anciens architectes avait à cœur de présenter une démarche esthétique par la présence d'éléments architecturaux inutiles, purement esthétique. De l'art en somme. C'est ici l'occasion pour Houellebecq de dire tout le mal qu'il pense du Corbusier, illustre dans notre modernité pour son architecture froide, laide, aux espaces concentrationnaires, totalitaires, inhumains.
En dehors de l'art, Jed, plutôt que de vivre, se laisse lentement couler vers la mort. Ainsi les dernières années de sa vie où les plaisirs hédonistes simples sont réduits à rien: de la morphine et de la nourriture liquide. Tout de même, l'abandon de l'art n'est pas complet et résumera le personnage jusqu'à sa fin, un artiste qui n'a vécu que pour la création.
Jed devient célèbre en photographiant des cartes Michelin. Son succès est porté par l'engouement, la tendance, la mode de la campagne, idéalisation urbaine et bourgeoise de la ruralité, du territoire, lieu de proximité avec la nature, habitat naturel de l'homme.
Cette idéalisation se concrétise à la fin du roman: Jed interrompt sa retraite, confortablement installé dans la vieille maison de la famille, dans la Creuse, et se décide à explorer son village qui est désormais investie par ces petits bourgeois urbains, ces petits entrepreneurs en prestations de services, essentiellement touristiques, pour nouveaux riches de pays industriels.
La France redevient rural, le territoire fascine davantage que la carte: c'est ainsi que l'on peut interpréter les dernières œuvres de Jed. Par une savante technique de superposition d'images vidéo, il met en scène le dépérissement du vieux monde industriel, envahit, remplacé, par le monde végétal. Ce n'est pas à proprement parlé un retour en arrière, c'est une continuation: les classes moyennes ne se départissent pas de leur désir d'accéder à la (petite) bourgeoisie et apportent avec elles, en campagne, leur désir d'un mode de vie confortable, leur mauvais goût, leur sens de l'entreprise et de l'argent. Le vieux monde rural, authentiquement enraciné, lui est bel et bien mort, dans l'indifférence générale.
C'est là que l'on touche au fond désespéré du roman: rien ne vient nous consoler de notre modernité, affreusement ennuyeuse et déprimée, pas même un faux-semblant de retour à la nature.
Forcément, la critique de la contemporanéité, moi j'adhère, et je n'en veux pas à l'auteur de me refuser toute espérance. Par contre je lui reproche de ne rendre aucun de ses personnages attachant, de ne jamais donner de l'intensité aux situations. Ils n'éveillent mon intérêt que dans la mesure où ils servent cette critique. C'est cela qui manque, du cœur, du sentiment, de l'émotion, de la couleur.
Serait-ce cela le non-style houellebecquien ? Une littérature affadie ? Une pure description de notre temps, façon entomologiste ? Mais quel est l'intérêt de l'art s'il ne soulève aucune émotion esthétique ? Pourquoi s'en préoccuper, pourquoi le (re)garder ? Finalement, Houellebecq serait-il vain ?