Il est peu de livres de fiction qui posent avec autant d’acuité, de force dramatique et de profondeur les questions fondamentales sur le sens de l’existence. Dans un contexte politique et historique particulièrement fouillé et circonstancié, ce roman phare de notre littérature et de notre modernité met en scène les différentes voies pour échapper à l’absurdité de la présence de l’homme sur la terre, à cette “condition humaine” qui obsédait Malraux et dont il a fait l’un de ses thèmes de prédilection, que ce soit dans ses romans, son action politique ou sa réflexion sur l’art. Dans La Condition humaine, trois voies émergent pour tenter de dépasser l’absurde de notre condition : l’action révolutionnaire, le retrait méditatif et contemplatif par l’art et une forme de pouvoir cynique pour dominer les autres hommes. Chacune des trois voies est incarné par un ou plusieurs personnages : Tchen et Kyo pour la première, Gisors, professeur d’université et père de Kyo, pour la deuxième, et Ferral, l’homme d’affaire français, pour la troisième.
Malraux dépeint un groupe de communistes révolutionnaires qui à Shanghaï veulent renverser le gouvernement en place mais se heurtent à la trahison du mouvement nationaliste, le Kuomintang , dirigé par Tchang Kaï Tchek. Leur action est vouée à l’échec et à la mort, qui frappe la plupart d’entre eux. Ferral échouera également, méprisé par sa maîtresse et trahit par le gouvernement français. Seul Gisors parvient à une relative paix intérieure.
L’une des grandes réussites du livre est sa construction et son écriture : nerveuse, précise, très dense, mêlant descriptions à la limite du poétique, réflexions métaphysiques et notations sensorielles. C’est un expérience de lecture de très forte intensité. Malraux a rarement atteint une telle qualité d’écriture et une telle richesse de perception. Un autre aspect majeur du roman est celui de l’épopée : le groupe de révolutionnaire est porté par une dimension supérieure collective, qui le dépasse, avec ses héros et ses martyrs. C’est une veine rare dans la littérature française et qui plus est au XXème siècle. Ce qui est fascinant chez Malraux est la permanence des sujets qui l’ont mobilisé tout au long de sa vie et un rapport à la mort omniprésent, lui qui l’avait vécue dès son plus jeune âge avec le suicide de son père, celui de son grand-père, et après l’écriture de ce livre, la mort de sa deuxième femme écrasée par un train, puis celle de ses deux fils en 1961.
J’ai lu trois fois ce livre, et à chaque lecture le plaisir s’est intensifié. C’est un livre difficile à cause des ellipses, de l’écriture heurtée, de la succession des séquences et des thématiques abordées qui nous renvoient à des questions fondamentales et graves. Mais il fait partie des très grands livres du XXe siècle.