Tout est outré dans ce livre, tout.
Son personnage principal pour commencer, dont le nom même résonne comme une bouffonne anachronie. Fasciné par Boèce (qui lit Boèce???), il déteste toute la société américaine des années 50 qui l’entoure. C’est le genre à se rendre dans un ciné pour insulter l’écran, et notamment les actrices, en terrifiant les enfants. Il est immonde avec sa mère, ses employeurs, sa seule « amie », les policiers, les passants, les riches... Rien ne trouve grâce à ses yeux, tout n’est que ridicule et décadence. Et ce qui est terrible, c’est qu’il a souvent raison… et que, dans sa révolte, il rejoint les opprimés dans leurs luttes, les noirs, les homosexuels, tentant même à deux reprises de fomenter des révolutions (d’hilarants et cuisants échecs).
Alors oui, il est d’une mauvaise foi désarmante, absolument injuste avec sa pauvre mère. Mais à juste titre, il déteste l’ami MacCarthiste de celle-ci ainsi que la commère dont elle s’entiche ; il tombe juste également sur l’affreuse tenancière des « Folles Nuits », qu’il traite immédiatement de « nazie ». Entre Don Quichotte qui combat des moulins et monstre rabelaisien d’une faconde inépuisable, Ignatius est un personnage littéraire fascinant.
Entre les lignes, on lira du Molière avec ses valets facétieux et « farceurs » (littéralement) dans le personnage de Jones, conscient de la précarité de sa condition et qui tente de faire tourner ses « maîtres » en bourrique. On pourra lire aussi du Flaubert dans tout le mépris déversé sur une société hypocrite, superficielle, qui n’aime que le moche (l’épisode où Ignatius insulte les peintres amatrices qui affichent leurs fleurs mal peintes dans la rue en est un bon exemple), et qui exploite des travailleurs aliénés.
Enfin, je ne l’ai pas lu en VO, mais la traduction fait de réels efforts pour retranscrire le patois de la Nouvelle Orléans, et c’est follement immersif.
Un ovni que ce livre et son auteur, dont on aurait aimé lire tellement plus.