Personnage intriguant, René Guénon l’est pour le moins. Né en France, mort en Égypte. À la fois proche des milieux maçonniques et furieusement critique à leur égard. Fervent catholique traditionnel et intégré à l’ésotérisme islamique (on lui donnera alors le nom d’Abd al-Wâhid Yahyâ). Mathématicien et métaphysicien.


« La crise du monde moderne » est la première œuvre que je lis de l’auteur et il est étonnant, malgré les distances qui nous séparent, de voir à quel point je suis en accord avec sa pensée. Guénon est donc un penseur « traditionnel » dans une opposition rigoureuse avec le monde « moderne » qui lui ne reconnait définitivement plus la tradition. Il est intéressant de voir d’où vient le mouvement de cet appauvrissement d’abord, puis de sa disparition par la suite. Le pinacle est atteint à la Renaissance, période de décadence par excellence pour Guénon, lorsque le rationalisme des lumières a fait feu de tout bois. Le rationalisme c’est la raison raisonnante, la pensée qui ne reconnait qu’elle-même faisant fi de tout ce qui la dépasse et de tout ce qui lui est inférieure. Il s’agit ici de négation à proprement parlé : négation du supra-rationnel et donc de tout ce qui échappe à l’étude empirique des faits expérimentés (la science). Il est évident qu’il ne s’agit pas seulement dans le cas présent de spiritualité, nous pourrions au hasard y adjoindre l’inconscient au sens psychanalytique lui aussi totalement rejeté par la science (et tant mieux). S’y ajoute absolument tout ce qui n’est pas mesurable. C’est-à-dire la grande majorité des choses de ce monde.



Il n'y eut plus désormais [après le Moyen-Age par le biais de la Renaissance] que la philosophie et la science « profanes », c'est-à-dire la négation de la véritable intellectualité, la limitation de la connaissance à l'ordre le plus inférieur, l'étude empirique et analytique de faits qui ne sont rattachés à aucun principe, la dispersion dans une multitude indéfinie de détails insignifiants, l'accumulation d'hypothèses sans fondement, qui se détruisent incessamment les unes les autres, et de vues fragmentaires qui ne peuvent conduire à rien, sauf à ces applications pratiques qui constituent la seule supériorité effective de la civilisation moderne ; supériorité peu enviable d'ailleurs, et qui, en se développant jusqu'à étouffer toute autre préoccupation, a donné à cette civilisation le caractère purement matériel qui en fait une véritable monstruosité.



De là :



Il y a un mot qui fut mis en honneur à la Renaissance, et qui résumait par avance tout le programme de la civilisation moderne : ce mot est celui d'« humanisme ». Il s'agissait en effet de tout réduire à des proportions purement humaines, de faire abstraction de tout principe d'ordre supérieur, et, pourrait-on dire symboliquement, de se détourner du ciel sous prétexte de conquérir la terre ; les Grecs, dont on prétendait suivre l'exemple, n'avaient jamais été aussi loin en ce sens, même au temps de leur plus grande décadence intellectuelle, et du moins les préoccupations utilitaires n'étaient-elles jamais passées chez eux au premier plan, ainsi que cela devait bientôt se produire chez les modernes. L'« humanisme », c'était déjà une première forme de ce qui est devenu le « laïcisme » contemporain ; et, en voulant tout ramener à la mesure de l'homme, pris pour une fin en lui-même, on a fini par descendre, d'étape en étape, au niveau de ce qu'il y a en celui-ci de plus inférieur, et par ne plus guère chercher que la satisfaction des besoins inhérents au côté matériel de sa nature, recherche bien illusoire, du reste, car elle crée toujours plus de besoins artificiels qu'elle n'en peut satisfaire.



Ce « laïcisme » n’est en effet rien d’autre que la nouvelle religion d’État proclamé par certain, je renvois par exemple les lecteurs aux déclarations d’un Vincent Peillon, ancien ministre de l’éducation nationale, qui a dévoilé son petit programme sur le sujet : https://www.youtube.com/watch?v=9W09d-6lZs0.


Mais revenons-en à la critique de la science qui est ce qui m’a conquis dans le texte. Guénon différencie les sciences sacrées des sciences profanes. Science sacrée c’est ce que fut par exemple l’astrologie chez les Grecs (devenue astronomie) ou l’alchimie au Moyen-Age (devenue chimie). À l’opposé se situe le profane qui correspond à une science qui nie tout principe métaphysique supérieur. Une science qui se complait dans la matérialité et dans le visible, une science ignorante selon Guénon alors que notre monde moderne pense être supérieur à tout secondé qu’il est par la technologie. Que l’on me comprenne, je ne prétends pas que les Grecs avaient « raison » lorsqu’ils voyaient dans le ciel les mouvements du destin, les affrontements des dieux ou que sais-je, je constate simplement que, prenant ce biais, ils sont arrivés à des connaissances et à un savoir sur le monde proprement extraordinaire qui me semble surpasser la compréhension des « modernes ». Même la science moderne souligne que les civilisations anciennes faisaient des trouvailles spectaculaires alors qu’ils ne possédaient pas les outils actuels. Il faut dire que dans les anciens temps on savait faire des mathématiques sans calculatrice et sans ordinateur. Notre époque ne peut pas en dire autant. L’appréhension de l’univers qu’avait les Grecs (mais nous pourrions parler des Égyptiens ou d’autres) était reliée à une totalité, totalité composée par la spiritualité, les mathématiques, la philosophie, la tradition, la politique et que sais-je. Pour Aristote la physique n’était que seconde par rapport à la métaphysique. Aujourd’hui la règle est inversée : c’est la spécialisation à outrance qui prime. C’est-à-dire la réduction d’un savoir global à la seule connaissance de sujet ponctuel, éphémère et d’une utilité purement matérielle. On trouve ainsi des neurologues hyper-spécialisés dans l’imagerie cérébrale, dans le fonctionnement des neurones, dans le traitement de l’information par le cerveau comme ils disent, mais qui sont proprement incapable de répondre aux questions : qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’une maladie ? Ou alors, si tant est qu’ils y répondent, ils ne peuvent le faire que sur un plan matériel. Et le matérialisme, comme vu précédemment, c’est la négation totale de tout ce qui fait l’homme !



Quand on voit une science exclusivement matérielle se présenter comme la seule science possible, quand les hommes sont habitués à admettre comme une vérité indiscutable qu'il ne peut y avoir de connaissance valable en dehors de celle-là, quand toute l'éducation qui leur est donnée tend à leur inculquer la superstition de cette science, ce qui est proprement le « scientisme », comment ces hommes pourraient-ils ne pas être pratiquement matérialistes, c'est-à-dire ne pas avoir toutes leurs préoccupations tournées du côté de la matière ?



Ne reconnaissons-nous pas ici ce dogme du « scientifiquement prouvé », que nous pourrions étendre au « scientifiquement testé ». Voilà la discussion impossible si la science a prouvé, et nous aimerions bien voir comment, que telle ou telle chose était inoffensive. Tu n’as pas à réfléchir cher humain, achète. La science vieille sur toi, et Monsanto aussi. Il n’y a pas de lobby pharmaceutique, les scientifiques ont scientifiquement prouvé que ce médicament te guérira, enfin… jusqu’à ce que quelques morts curieuses surviennent et que le médicament soit retiré du marché (cette science a-t-elle mesuré à partir de combien de décès il fallait faire machine arrière ?) Oh oui… on dira que j’exagère. À peine !


Science sans conscience n'est que ruine de l'âme dit-on. C’est bien là qu’est le souci. De nos jours il semble qu’ils ne soient que très peu à se soucier des principes. Lorsque la science a perdu de vue les principes directeurs supérieurs qui la fondent - sacrés ou non - elle a été invariablement phagocytée par le capitalisme. Et le capitalisme est sans moral. L’idéologie des lumières n’a fait qu’accéléré la dynamique puisque c’est en cette époque qu’a surgit le libéralisme, on y parle de la liberté de penser alors qu’il est uniquement question de la liberté de commercer (formule volontairement provocatrice à dessein) ! La liberté de penser n’existe de toute manière pas dans le monde moderne où l’on est sommé de penser comme la doxa l’ordonne sous peine d’être ostracisé et désigné comme un « fasciste ». Et ceci n'est encore possible que si l’on a le droit de penser, car voilà bien ce qui caractérise cette période pour Guénon : l’action s’est substituée complètement à la pensée. Ainsi le mouvement et le changement sont recherchés pour eux-mêmes, sans aucun but vers lequel tendre ensuite. Pareil en ce qui concerne la science : on fait de la recherche pour la recherche. On assiste à une multiplication des hypothèses et des théories qui à peine édifiées sont balayées par de nouvelles et la chose recommence indéfiniment. Il n’existe aucune stabilité, aucune sûreté et ce qui a été découvert et apprit hier sera devenu obsolète demain. Par contre pour ce qui est des applications pratiques elles foisonnent, tant il est vrai que l’aspect matériel est ce qui prédomine dans les sociétés modernes (le règne du gadget).


Je constate un peu plus chaque jour dans mon travail, ma clinique à quel point la pensée a déserté les hôpitaux. Plus aucune réflexion sur le patient, sur son histoire, sur ce qui l’amène à souffrir et à être hospitalisé. L’injonction qui pèse est de s’agiter en tous sens pour brasser de l’air sans réfléchir afin de trouver un « projet » qui permettra de faire sortir la personne le plus rapidement possible des lieux. Le nombre de lit est limité et sans cesse réduit, c’est le turn-over ma p’tite dame ! Le soin n’existe plus et les équipes soignantes sont mises à mal. On applique des protocoles scientifiques, à chaque problème sa réponse calibrée. Sauf que chaque être est singulier et seul le cas par cas peut permettre de faire advenir des perspectives propres au sujet souffrant. Malheureusement, pour cela, il faut penser.



Les modernes, en général, ne conçoivent pas d'autre science que celle des choses qui se mesurent, se comptent et se pèsent, c'est à dire encore, en somme, des choses matérielles, car c'est à celles-ci seulement que peut s'appliquer le point de vue quantitatif ; et la prétention de réduire la qualité à la quantité est très caractéristique de la science moderne. On en est arrivé, dans ce sens, à croire qu'il n'y a pas de science proprement dite là où il n'est pas possible d'introduire la mesure, et qu'il n'y a de lois scientifiques que celles qui expriment des relations quantitatives ; le « mécanisme » de Descartes a marqué le début de cette tendance, qui n'a fait que s'accentuer depuis lors, en dépit de l'échec de la physique cartésienne, car elle n'est pas liée à une théorie déterminée, mais à une conception générale de la connaissance scientifique. On veut aujourd'hui appliquer la mesure jusque dans le domaine psychologique, qui lui échappe cependant par sa nature même ; on finit par ne plus comprendre que la possibilité de la mesure ne repose que sur une propriété inhérente à la matière, et qui est sa divisibilité indéfinie, à moins qu'on ne pense que cette propriété s'étend à tout ce qui existe, ce qui revient à matérialiser toutes choses. C'est la matière, nous l'avons déjà dit, qui est principe de division et multiplicité pure ; la prédominance attribuée au point de vue de la quantité, et qui, comme nous l'avons montré précédemment, se retrouve jusque dans le domaine social, est donc bien du matérialisme au sens que nous indiquions plus haut, quoiqu'elle ne soit pas nécessairement liée au matérialisme philosophique, qu'elle a d'ailleurs précédé dans le développement des tendances de l'esprit moderne. Nous n'insisterons pas sur ce qu'il y a d'illégitime à vouloir ramener la qualité à la quantité, ni sur ce qu'ont d'insuffisant toutes les tentatives d'explication qui se rattachent plus ou moins au type « mécaniste » ; ce n'est pas là ce que nous nous proposons, et nous noterons seulement, à cet égard, que, même dans l'ordre sensible, une science de ce genre n'a que fort peu de rapport avec la réalité, dont la partie la plus considérable lui échappe nécessairement.



Mais René Guénon ne s’arrête pas à la science et sa critique englobe bien d’autres aspects que je ne ferais qu’esquisser ici. L’éducation en prend un coup, de même que le domaine politique, la « démocratie » et les velléités humanistes de l’Occident.


La domination de la quantité détruit tout et il est étonnant de voir ce que la pensée de Guénon a de commun avec le mouvement de la décroissance aujourd’hui. Jacques Ellul était d’ailleurs un croyant tout comme lui et la critique radicale de l'idéologie du progrès est un point d’accord parmi une multitude. Progrès qui a apporté des moyens de destruction de plus en plus sophistiqués, le nucléaire (Tchernobyl et Fukushima n’ont pas suffi ?) et toutes les monstruosités qui échappent aux apprentis-sorciers que les modernes sont. Du reste personne n’ignore que les guerres sont toujours aussi présentes qu’auparavant en ce début de XXIe siècle, guerres humanitaires, guerres des mondialistes qui visent à forcer les peuples encore libres à l’adoption du système moderne du marché globalisé.



…mais quelle singulière époque que celle où tant d'hommes se laissent persuader qu'on fait le bonheur d'un peuple en l'asservissant, en lui enlevant ce qu'il a de plus précieux, c'est-à-dire sa propre civilisation, en l'obligeant à adopter des murs et des institutions qui sont faites pour une autre race, et en l'astreignant aux travaux les plus pénibles pour lui faire acquérir des choses qui lui sont de la plus parfaite inutilité ! Car c'est ainsi : l'Occident moderne ne peut tolérer que des hommes préfèrent travailler moins et se contenter de peu pour vivre ; comme la quantité seule compte, et comme ce qui ne tombe pas sous les sens est d'ailleurs tenu pour inexistant, il est admis que celui qui ne s'agite pas et qui ne produit pas matériellement ne peut être qu'un « paresseux ».



Puis un peu plus loin :



D'ailleurs, n'est-ce pas au nom du « Droit », de la « Liberté », de la « Justice » et de la « Civilisation » que les Européens prétendent imposer partout leur domination, et interdire à tout homme de vivre et de penser autrement qu'eux-mêmes ne vivent et ne pensent ?



Pour terminer deux ou trois petits écueils : Guénon ne croit absolument pas en la capacité de la masse à faire ses propres choix, pour lui le salut viendra d’une caste d’élite qui saura guider le peuple vers la tradition. Nous avons déjà vu les méfaits du despotisme éclairé dans le cours de l’Histoire et cette solution me semble illusoire.
Ensuite l’ouvrage ne permet pas de comprendre avec finesse ce que Guénon entend par « tradition primordiale ». Est-ce la religion dans son message non biaisé par les institutions ? Est-ce une sorte de principe fondamental ? Et si oui à quoi est-il ordonnancé ? Peu d'éclaircissement. Je ne doute pas que la problématique se trouve bien plus développée dans d’autres livres.
« La crise du monde moderne » est potentiellement la meilleure introduction à la pensée traditionnelle.
Pour conclure je dois avouer que mon engagement personnel se trouve fortement accru grâce à ce livre. J’ai toujours cherché une forme de transcendance dans la vie, et si pour Guénon elle passe évidemment par la religion et la tradition, par quoi pourrait-elle passer pour un athée mystique dans mon genre ? Que pourrait-être ce supra-humain, cet engagement suprême pour l’être abandonné par les dieux ? La réponse est singulière et dépend de chacun. Force est de constater qu’elle est diablement exaltante !

Valmy
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le 21 avr. 2014

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