« Le Soulier de Satin » du vaudeville, a-t-on coutume de répéter à propos de « La Dame de chez Maxim ». Cette pièce est en effet fort longue (environ le double des pièces en trois actes que Feydeau publiait jusque-là), et sa perfection tient à une sorte d’équilibre miraculeux entre la densité des péripéties, la folie de l’intrigue, la fréquence des traits d’humour de toute sorte, l’espèce de dignité « supérieure » que confère à un simple vaudeville un long passage de critique sociale sur les ridicules de cette société fin-de-siècle, la finesse du dessin des personnages et de leurs caractères, la maîtrise de différents niveaux de langue, et l’exploitation optimale des objets, décors, accessoires et espaces mis à portée des comédiens.


Il est vrai qu’une partie de la longueur de la pièce est également liée à l’abondance des didascalies qui prolifèrent entre les répliques, et souvent insérées au sein d’une même réplique. Jamais Feydeau n’a réglé avec un tel détail chaque geste, chaque déplacement des personnages, et comme il y a beaucoup de personnages (l’acte II rassemble une foule de provinciaux chics dans une fête mondaine), certaines pages de la pièce sont emplies de didascalies, et l’on se dit que les comédiens doivent être astreints à une discipline de fer pour en respecter toutes les dispositions, ce qui laisse une place limitée à la notion d’ « interprétation ». Même la prononciation de certains mots est précisée.


Par ailleurs, les jeux de scène mouvementés (courses-poursuites, personnages qui poussent ou tirent d’autres personnages en les faisant virevolter d’un bout de la scène à l’autre, escalade et descente de meubles) nécessitent une dépense physique considérable et un entraînement sérieux pour que l’effet comique visuel attendu ne rate pas par approximation ou maladresse.


L’écriture de Feydeau est ici exceptionnellement lisible, développe complètement chaque nouvelle situation, chaque nouvelle intervention d’un personnage, prend son temps pour donner à comprendre parfaitement la situation et les motivations de chacun. Cette clarté irréprochable confère à la pièce une sorte de caractère de classicisme, que jamais Feydeau n’avait porté à ce degré-là. Le spectateur, saisi par l’évidence des logiques si bien mises sous son regard, ne peut que savourer d’autant mieux les détraquements des dites logiques et les complications hilarantes et absurdes auxquelles elles mènent. Mensonges sur mensonges, impostures sur impostures, marottes des uns sur coups de sang des autres, desseins cachés et sentiments dissimulés qui finissent à être percés à jour, construisent rapidement une sarabande endiablée de quiproquos emboîtés qui permettent aux passions de se déchaîner.


La pièce commence un peu comme « Very Bad Trip » : le docteur Petypon, au lendemain d’une soirée où l’alcool a quelque peu troublé ses souvenirs, découvre en se réveillant qu’il n’est pas rentré seul, et qu’il a ramené dans ses bagages (et dans son lit) le personnage le plus pittoresque de la pièce : la Môme Crevette, cocotte d’une fraîcheur et d’une spontanéité irrésistibles, qui va tantôt jouer le jeu de Petypon, tantôt suivre ses objectifs personnels pour sortir du ruisseau... Sa réplique célèbre : « Eh ! Allez donc ! C’est pas mon père ! » constitue le leitmotiv de la pièce.


Ajoutons que Feydeau exploite tous les procédés comiques connus à ce jour, se servant même, en les détournant des conceptions scientifiques de l’époque ; ainsi, ce « fauteuil extatique », qui plonge tous ceux qui s’y assoient dans une sorte de sommeil hypnotique béat où ils ont des rêves ravissants, sert d’artifice scénique (figer les personnages dans des postures ridicules) et dramatiques (neutraliser provisoirement un personnage pour tirer les héros d’une situation plus qu’embarrassante).


Proche de la respectabilité de la comédie classique, l’acte II brosse un cruel portrait-charge des ridicules et débilités de la petite bourgeoisie provinciale, qui ne rêve que de ce qui est parisien (le dernier chic venant toujours de Paris), et cherche à imiter jusqu’à l’absurdité les modes, mœurs et maniaqueries supposées d’origine parisienne, alors que les braves bourgeoises locales ne font que singer les débordements gestuels et les expressions populo-argotiques d’une cocotte experte en abattage et en bonne humeur exubérante. Et il faut que, pour la première fois sur une scène de théâtre « convenable », le juron « merde ! » soit prononcé par un personnage (acte II, scène VIII) pour que les dindes empâtées de province qui bavent devant les « tendances » impulsées à Paris commencent à se poser des questions.


Ce portrait-charge, facilement adaptable aux réalités consternantes des modes de notre temps (Feydeau a même prévu, dans ses didascalies, de faire modifier son propre texte en fonction du changement des modes correspondant à l’époque du spectateur), constitue le moment le plus savoureux de cet Hellzapoppin de la cocufication, thème de base indéfectiblement fidèle aux fondamentaux du vaudeville. L’obsession du paraître, le suivisme des modes qui abrutissent les masses, la clonisation des faits et gestes politiquement et socialement corrects de notre belle société, cet ironique « Éloge de la Folie » brossé par Feydeau, ne peuvent manquer de toucher au cœur le spectateur, en ce qu’on se demande qui peut éviter de s’y reconnaître.


Exceptionnelle par son ampleur, sa folie qui part dans tous les sens, et la densité des occasions de rire, « La Dame de chez Maxim » est l’œuvre la plus justement célèbre de Feydeau.

khorsabad
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le 1 sept. 2015

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