Non content d'être resté planté presque six heures durant nez-à-nez avec les CRS devant La Sorbonne, mes provocations à leur encontre m'ont amené à être personnellement repéré par deux d'entre eux. Dès que les débordements ont commencé, le CRS en face de moi s'est donc fait un malin plaisir de me cramer la cornée des yeux avec sa bombe lacrymogène pointée à bout portant. M'est avis qu'il a procédé précisément dans l'intention de m'envoyer aux urgences ophtalmologiques. Pour défier L’État individuellement, il faut comme l'a fait Henry David Thoreau aller à l'encontre de l'une de ses exigences. Pour le défier collectivement, il suffit de vouloir s'organiser contre lui.


Ce rendez-vous à La Sorbonne le jeudi 12 avril pour une Assemblée Générale entre les facs parisiennes est un point de rupture de notre mouvement social, déjà amorcé par l'évacuation de la fac de Nanterre quelques jours plus tôt. Plus de deux cents étudiants ont réussi à rentrer dans la Sorbonne, environ trois cents moi-même y compris sont restés devant la porte gardées par des CRS. Six heures plus tard, ils avaient réussis à déloger les occupants et à disperser leurs soutiens à l'extérieur. L’État est tellement au pied du mur qu'il répète la même erreur historique que le 3 mai 1968. En évacuant La Sorbonne par la force, il transforme un rendez-vous spontané en acte de désobéissance civile. Il dévoile son impuissance au grand jour en tentant vainement de nous mettre des bâtons dans les roues.


Me voici donc cloué au lit pour encore quelques jours, pouvant à peine ouvrir les yeux (je vous laisse imaginer mes difficultés à écrire ce texte). Je comprends alors mieux la sensation de Thoreau dans sa cellule de prison après avoir refusé de payer ses impôts, certainement le meilleur passage de son court essai La désobéissance civile. Comme lui, je vois mon corps contraint à l'inactivité, et j'ai donc tout mon temps pour méditer sur la faiblesse pathologique de l’État, tellement abasourdi par la contestation qui lui fait face qu'il porte des coups à l'aveugle, pensant peut-être nous décourager par sa démonstration de force. Il fait en réalité tout l'inverse : dans les ténèbres, il nous lie. Chaque coup qu'il nous porte physiquement nous rend plus fort, tout comme les convictions de Thoreau furent renforcées par sa nuit en prison.


En résulte une évacuation de Notre Dame-des-Landes annulée dans le même temps que nous étions boutés de La Sorbonne avec la ferme intention d'y retourner dans quelques jours. En résulte le lendemain une manifestation démarrant devant La Commune Libre de Tolbiac où les cheminots et les étudiants marchèrent ensemble dans un but commun, celui de stopper net la déferlante néo-libérale que Macron incarne avec encore plus de violence et d'arrogance que ses prédécesseurs.


Ainsi l'intuition anarchiste de Thoreau est encore en train de se réaliser sous nos yeux : c'est lorsqu'il tente de nous arrêter capricieusement que L’État montre son impuissance à contrôler absolument les corps et les esprits. Il révèle toute sa petitesse. Se sentant menacé dans son intégrité même, il ne sait rien faire d'autre que montrer les dents et mordre, geste parfaitement inefficace pour annuler toute menace à son encontre. Au contraire, une telle réaction de sa part n'entraîne que ceux qui ne protestaient que par les mots à passer à l'acte. Pour sûr, Thoreau se serait senti moins seul parmi nous que parmi l'armée de petit-bourgeois anti-esclavagiste de son époque dont il fustige l'inaction dans cet essai. Malgré tout, sa mise en garde contre la passivité civile reste malheureusement toujours d'actualité, tant les derniers mouvements sociaux jusqu'à celui de ces dernières semaines peinent à se transformer en mouvement de masse.

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le 14 avr. 2018

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Marius Jouanny

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