C’est presque de ne pas avoir envie de lire le livre qui me l’a finalement fait ouvrir. Pas par masochisme, non, mais juste parce que soudain, je ne sais d’où, je me suis demandé pourquoi ce genre si bien balisé du livre témoignage, sur un sujet « sensible », m’indifférait à ce point là. Voire m’agaçait un peu, puisque la plupart du temps on se retrouve dans une problématique de voyeurisme coté lecteur et d’exploitation du malheur coté écrivain. Peut-être est-ce une double raison qui m’a fait changer d’avis (et suivre l’adage « on ne peut pas savoir tant qu’on n’a pas essayé ») : l’incroyable écho que le récit semblait provoquer d’une part, et le fait d’avoir vu dans une émission Camille Kouchner parler de sa démarche avec beaucoup de sensibilité. Il y avait donc peut-être là autre chose qu’une envie de se repaitre du malheur des grands, et autre chose qu’une complaisance cynique à sa propre souffrance.
En ce qui concerne le premier point, il est certes compliqué (et d’ailleurs peu intéressant) de tirer au clair les raisons du succès, mais la position très particulière de l’autrice quant à l’histoire qu’elle raconte - soeur jumelle du garçon violé - permet tout de même de faire entrer le livre dans une dimension réflexive et non pas uniquement descriptive. Le travail d’écriture ici consiste à redonner des mots pour pallier un silence devenu mortifère, pas pour faire revivre un évènement, tout traumatique qu’il fût. Il est d’ailleurs symptomatique que les rapports sexuels entre Victor et son beau-père ne soient jamais racontés, il en est question le temps de deux phrases, rien de plus. Car pour celle qui prend la plume, l’important est plutôt d’essayer de comprendre le contexte qui les précèdent, et l’engrenage infernal qu’ils vont produire, chez elle d’abord, et dans toute sa famille ensuite. Et par là même de retrouver une place de laquelle elle puisse enfin parler, et d'aider les autres qui ont vécu quelque chose de similaire à briser la peur et le silence. On en arrive donc au deuxième point évoqué, et qui dès le premier chapitre transparait avec une grande clarté : le texte naît d’un besoin d’air, d’une nécessité impérative, vitale de briser une omerta, et non d’un simple effet de mode du genre « et si moi aussi je racontais mes turpitudes ». Cela évidemment ne vient pas d’un coup de baguette magique rendre bon le livre en tant que tel, mais lui offre une sorte de sincérité et d’urgence, plongeant ses racines dans une véritable démarche positive, qui ne peut pas ne pas toucher. Quoi qu’on pense du résultat, il devient difficile de ne pas fonder un peu son jugement d’après ces données là.
Car voilà, après tout ça, reste le livre qu’on lit, page après page. Sur ce plan là, je dois dire que mon sentiment est mitigé, car les critères pour évaluer sa lecture sont ambivalents. Sur un plan de pure écriture littéraire, je suis resté sur ma faim. On peut témoigner et faire un travail d’écrivain en même temps, ici ce n’est pas le cas. Bien sûr, ce n’est pas non plus l’ambition de l’autrice, mais l’intention ne fait pas tout. Surtout que le sujet, pour le coup, est éminemment romanesque : l’époque, le milieu, le thème de l’emprise psychologique, et le lent étouffement de celle qui raconte avant le coup de pied salvateur qui la fera remonter à la surface, tout ça appelle la mise en forme fictionnelle. Celle ci n’a pas lieu dans le livre, et pourtant elle advient malgré tout, à la marge. Et je crois que c’est à l’arrivée ce point qui m’aura le plus intéressé. Ce constat fascinant et agréablement inquiétant aussi que pour devenir transmissible, un fait se transformait forcément en un récit, et que pour se faire comprendre, une histoire vraie était surtout une histoire avant même que d’être vraie.