« On ne naît pas femme, on le devient. » Vous allez voir, tout cela a bien un rapport. C’est sans nul doute la phrase la plus célèbre de Simone de Beauvoir, souvent galvaudée voire moquée dans des ricanements indignes et dénués, surtout, de la moindre argumentation. Philosophe et écrivaine, Beauvoir n’a cessé toutefois, par un travail magistral et très documenté, elle, de défendre la cause des femmes et s’est attachée à leur émancipation. Or, le combat pour l’égalité entre les hommes et les femmes est remis en cause aujourd’hui encore. Si l’égalité entre les sexes est toujours très discutée de nos jours, c’est sans doute, (me dis-je), parce qu’elle semble pour beaucoup gagnée, gravée, voire scellée dans le marbre et ne doit soi-disant plus faire l’objet d’une lutte pour sa sauvegarde voire sa progression : et décidément ces éternels cris d’orfraies de féministes vindicatives qui en veulent toujours plus, pour toujours plus d’équité, troublent le repos voire la sécurité de tous ces uns-tels et de toutes ces unes-telles qui voudraient quand même bien une fois pour toutes pouvoir dormir tranquilles sur tous ces royaux acquis octroyés et avec quelle magnanimité ! Qu’on se le dise ! Et, voyez-vous, on se le dit et haut et fort, de surcroît, et même si la liberté des femmes et l’égalité de leurs droits restent souvent théoriques, jusqu’à être remis en doute, en question, même, (notez la polysémie du terme) et parfois rétrogradés, jusque dans les pays industrialisés, bref, que veulent-elles de plus, toutes ces gonzesses, enfin quoi ! se dit-on de part et d’autre, elles ont déjà tout. Attendez, patience, j’y arrive...
Car enfin, des écrivaines comme Annie Ernaux, notamment dans son roman autobiographique La Femme gelée publié en 1981, relatent entre autre, le quotidien auquel les femmes sont soumises comme s’il était de rigueur de rester vigilantes en suivant les traces de leurs prédécesseures, Benoîte Groult ou Beauvoir, et n’en déplaise aux nostalgiques d’une époque où les femmes se gardaient bien de revendiquer davantage que les quelques miettes de liberté dont on voulait bien leur faire l’aumône, ces traces, ce sillon, les héritières et les héritiers de Beauvoir et de Groult telle que Annie Ernaux, se sont acharnés à les creuser. La Femme gelée est donc publié en 1981, c’est-à-dire, faut-il le rappeler, plus de trente ans après Le deuxième sexe, et, osons le dire également, à peine seize ans après que les femmes ont acquis le droit d’ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari. Dans La femme gelée, Ernaux raconte son histoire, celle d’une jeune étudiante en lettres mariée à un jeune étudiant en droit. Jusqu’ici tout pourrait aller pour le mieux car tous deux sont pleins d’idéaux et de bonnes intentions sur l’égalité des sexes mais ils se trouvent vite saisis par les stéréotypes de la société, principes et convenances qui érigent un mur entre les deux parties de ce couple, qui finissent par enfermer la jeune femme, et elle seulement, par l’isoler dans un carcan, par "l’encarcanner", même, comme l’écrit la narratrice. Elle se trouve par conséquent insidieusement enjointe à accomplir seule les tâches domestiques comme si ses analyses de La Bruyère ou de Verlaine en vue de l’obtention de ses examens étaient moins légitimes et urgentes que les révisions de droit constitutionnel auxquelles se livre son conjoint. Dans son récit, Annie Ernaux met en évidence, à travers son propre vécu et comme si elle le radiographiait, la difficulté de la lutte des femmes pour l’émancipation, pour l’accès à l’indépendance et à l’autonomie professionnelle. Sa vie quotidienne, ses inquiétudes, ses réflexions se manifestent par une lassitude qui s’englue dans une routine morne et dans les attitudes figées et immuables de son mari qui lui renvoient les siennes en miroir, dont elle ne parvient pas à se délivrer comme dans une sorte de « servitude volontaire », soumission que tout un chacun paraît admettre tel un axiome et qui entretient un système depuis longtemps si bien huilé. Un processus se met en place petit à petit, lentement, sournoisement. Au départ, la jeune femme ne se révolte pas. Elle accepte ces rouages relationnels soumis aux conventions, aux coutumes et aux codes, puis elle commence à se culpabiliser, pour enfin se renfermer sur elle-même, jusqu’à se perdre, s’éteindre progressivement, devenir incertaine, confuse, chancelante, jusqu’à s’identifier au rôle qui lui est imposé, celui d’une « femme gelée ». Annie Ernaux évoque sans fard la distance douloureuse qui s’instaure entre ses espoirs originels de femme qui se voulait libre de ses choix, et la réalité d’un train-train qui finira par la piéger, l’étouffer et la contraindre au renoncement.
L’auteure nous fait donc partager ses remords, ses conflits intérieurs, ses doutes, son combat semé d’embûches pour accéder, comme on le dirait d’un esclave, à l’affranchissement qu’elle obtiendra peut-être, comme après en avoir eu la permission qu’elle aurait longuement, patiemment et sagement quémandée, mais dont le prix exorbitant sera celui d’une fracture douloureuse si ce n’est chronique et incurable.
En ce qui concerne La Place, ce roman peut être au premier abord et à juste titre, considéré comme la quête et l’assemblage des mots qu’une fille n’a jamais dits à son père.
Annie Ernaux nous livre à nouveau un récit autobiographique. L’autrice marquera bien certainement la littérature par la manière dont son intimité se dévoile peu à peu, dont elle brosse des portraits d’hommes et de femmes, de liens familiaux et intergénérationnels, de relations professionnelles aussi, autant de peintures sociales mises au service d’études de moeurs universelles. Dans La Place, elle fait revivre les voix de son enfance, la voix de ses proches, de ses parents, la voix de son père décédé, surtout.
Leurs biographies s’enchâssent dans le récit avec celui de son propre parcours de vie. Ils s’enchevêtrent et sont intimement conjugués les uns avec les autres. Le roman d’Annie Ernaux s’ouvre sur sa réussite au CAPES de lettres, sur son entrée dans le monde du travail dans un milieu qu’on dit « cultivé » et « privilégié », monde auquel ses parents n’ont jamais eu accès. Son père lui disait : « Les livres, la musique, c’est bon pour toi. Moi, je n’en ai pas besoin pour vivre. » À travers un style dépouillé à l’extrême, dénué d’effets et de pathos, à l’esthétique épurée, qui constituent sa signature, Ernaux se met à nu pour évoquer la distance douloureuse qui s’est instaurée entre elle et ses parents, son père, en particulier.
L’écrivaine dit au lecteur ses regrets, ses remords, ses absences, ses dérobades et ses souffrances : l’abandon forcé de ce milieu de petits commerçants qui lui a pourtant procuré, à l’origine, l’essentiel pour se construire afin qu’elle devienne une femme, puis la femme de lettres qu’elle est aujourd’hui. Elle nous dit enfin la quête de son père pour trouver dignement « sa place » dans la société. Elle nous dit la volonté de ce même père de donner à sa fille le moyen de trouver également « une place » elle aussi, pour que, disait-il, elle soit « mieux que lui ».
Annie Ernaux nous fait donc partager l’accession à un statut social qu’elle a dû obtenir au prix d’affrontements, qui pour n’être sans doute pas spectaculaires car dénués de péripéties sensationnelles et grandiloquentes, ne procèdent pas moins d'âpres batailles sans merci. L’écrivaine témoigne sobrement de ce deuil qu’est l’adieu à l’enfance, à la jeunesse. Elle se remémore pourtant cette vie de petite fille, puis d’adolescente passée auprès des siens, au plus près de leurs mots, ces mots qui ont été échangés, trop rares et devenus inutiles après la mort de son père. Ernaux redonne la parole aux auteurs de ses jours comme pour leur témoigner son refus de les oublier et surtout d’oublier d’où elle vient.
Alors, en réalité, les paroles émises par Annie Ernaux, qui furent tellement controversées, objet de tant de critiques quasi insultantes parce qu’à mon sens, grossièrement dévoyées et par-dessus tout, totalement incomprises : « J’écris pour venger ma race », pourraient sans doute s’expliquer par ces deux romans en particulier : La place et La femme gelée. En effet, Ernaux a sans doute dû vaincre bien des obstacles pour trouver cette « place » que ses ascendants souhaitaient tant pour elle, pour sortir aussi du statut de « femme gelée » imposé à tellement de ses congénères, ces femmes et ces hommes qu’elle refuse de réduire au silence, et auxquels elle n’a eu de cesse de prêter sa voix.