Portrait de l’étudiant en écrivain philosophico-postmoderne.
Roman ou jeu, ou Roman-jeu, que la couleur soit annoncée : le lecteur perd à la fin. Mais s’il réfléchit bien à cette défaite, c’est en réalité une belle victoire. DFW quant à lui gagne sur toute la ligne, car malgré les défaillances de ce premier roman, on ne peut que s’incliner. Moi, en tout cas, humble lecteur, je m’incline. En refermant le livre, mes mots à l’intention de l’auteur étaient : "Mais quel bel enfoiré!". Mais il y avait de l’affection et de l’admiration dans ce "enfoiré" que ma bouche a éjecté tout en dessinant un large sourire.
Je tâcherai de taire le plus d’éléments possible concernant cet univers absurde peuplé de sacrés spécimens cocassement nommés. Commençons par un peu de contexte, car une des clés, c’est le contexte et comme le répète souvent Rick Vigorous : "Le contexte est essentiel."
Un objet se définirait selon sa fonction. La fonction de La Fonction du balai est de questionner le langage tout en s’amusant avec, mais pas comme un Joyce ou un Eliot, non, davantage comme un Pynchon, ou quelqu’un qui a lu Pynchon et Crying of Lot 49 et qui étudie une double majeure en philosophie et en anglais, oui, un étudiant américain déjà bien occupé, d’environ 24 ans et passionné de tennis aussi. David Foster Wallace qui plus tard visera l’infini, et l’atteindra (pas encore vérifié personnellement, mais il paraît) avant de se pendre à 46 ans, tel un roi pâle sans divertissement à offrir, ou à recevoir. "Mort d’ennui et de désespoir", pour citer Jonathan Franzen. Mais ici, dans son premier roman, livre polymorphe, il semblait s’amuser comme un gamin, mais un gamin intelligent. Et ambitieux, et en quête de reconnaissance.
En plus d’être intelligent (et ambitieux et en quête de reconnaissance), ce jeune romancier est donc extrêmement drôle. J’admets être presque pris de vertige face à ces paradigmes en série, où tout est sujet à interprétation, chacun distillant une dose d’humour qui vous fait baisser notre garde. Comment ne pas évoquer ce délirant dialogue où le gouverneur et son équipe décident de construire un désert, avec du sable noir ?… parce que tout va trop bien. Tout est trop blanc, disons. Et comment le nomment-ils? The Great Ohio Desert. Oui. "G.O.D." Quand tout va bien, on fabrique Dieu. Ironique. C’est sûr qu’en français, "Le Grand Désert d’Ohio", on perd la blague, la nuance. Mais elle est là (ça présage ce qu’on perdra à la traduction d’Infinite Jest) et elle n’est pas gratuite. Plus tard, le yin et le yang seront évoqués par un homme délaissé par sa femme, et qui aura pour objectif de s’étendre à l’infini…
Prenons maintenant Rick Vigorous, ce personnage insécure qui aime raconter à sa petite amie Lenore les histoires d’amour étrange qu’on lui envoie pour son journal, comme pour la garder près de lui, telle Shéhérazade qui raconte des histoires au Sultan pour repousser sa mort :
"Tu sais qui m’envoie ces histoires tristes ? Des gamins à la fac. Je commence à me dire que la jeunesse américaine ne va pas bien. Déjà, il y a un nombre inquiétant de jeunes qui s’intéressent à l’écriture. Vraiment inquiétant. (…) Qu’est-ce qui est arrivé aux histoires joyeuses, Lenore? Ou morales, du moins? (…) Je me fais du souci pour les jeunes d’aujourd’hui. Ils devraient boire des bières, regarder des films, aller voler les culottes des filles, perdre leur virginité et se trémousser sur de la musique suggestive, pas écrire des histoires longues, tristes et tarabiscotées."
Et à DFW d’enchaîner sur une de ses énièmes histoires étrangement tristes et tristement étranges. Comme si le livre était pour lui-même une thérapie. Comme si la littérature était son psy. DFW détestait les fêtes. Il était agoraphobe. Et c’est là où une autre ironie perce. Pas celle qui est drôle, mais celle qui est triste, celle qui est mélancolique et profondément lucide. La Fonction du balai est composé de multiples strates, et l’une d’entre elles dessine l’identité de son auteur qui dresse le portrait d’une Amérique détraquée. D’ailleurs, ces histoires sont une des forces du roman, ces contes, en apparence sans lien avec la trame principale, des coupures dans le récit comme des coupures pub, sont un outil de communication : Vigorous parle à Lenore à travers ces histoires. La Fonction du balai est un livre sur le langage, celui qui a la fonction de "relation" entre les individus et qui dépend donc de la communauté humaine. C’est explicite : Wittgenstein est comme un personnage invisible. Les réflexions métaphysiques peuvent être lues entre les lignes ou directement dans les dialogues des personnages. C’est aussi un livre sur le dérèglement. Sur le déséquilibre. Ses personnages sont désaxés. Ils ont quitté leur axe, ou l’axe de la normalité. Ils cherchent des réponses, cherchent leur équilibre. Animaux (perroquet) et machines (lignes téléphoniques) ne sont pas épargnés, au contraire même.
Lenore, quant à elle, se débat sans cesse avec une passivité paradoxale. Sa peur d’être façonnée par le langage des autres provoque une perte de repère dans le contexte d’une quête aussi philosophique qu’absurde, une quête qui a pour cadre sa famille. Et le voilà l’autre grand thème du livre après le langage. Une famille déréglée, qui ne communique pas, qui ne se comprend pas, membres dispersés dans des zones sociales et mentales à part, étrangers entre eux. Ce chapitre sur la soirée théâtre en famille est des plus éloquents. Les prénoms se passent de génération en génération, copie de copie de copie, jusqu'au dérèglement, au refus du nom. En appelant à l'absurde, DFW explore l’Amérique qui l’entoure, les passions de ces êtres, et quand nous laissons notre rire de lecteur s’évanouir dans l’air qui nous sépare du livre entre nos mains, nous réalisons que c’est un roman extrêmement triste. Neuf ans plus tard, les choses allaient être bouleversées, et après ce premier match, peu de gens auraient pu anticiper le service que s’apprêtait à servir ce jeune étudiant en philo et en anglais. Un ace littéraire dont personne n’a encore récupéré la balle.