Ce dernier tome des Mémoires retrace la période allant de 1952 à 1959, ce qui correspond à sa relation avec Claude Lanzmann, qui n'a que 25 ans lors de leur rencontre (elle en a 44), jeune journaliste engagé qui revendique ses origines juives et son passé de résistant, et est ouvertement communiste et anticolonialiste. A son contact, elle va se politiser davantage, lire la presse, et ils écriront tous deux beaucoup pour la revue "Les Temps modernes", fondée par elle et Sartre en 45, et que Lanzmann dirigera à la mort de Beauvoir, en 1986. Très vite, il s'installe chez elle. En 54, elle gagne le Goncourt grâce aux "Mandarins", et accède à l'indépendance financière (elle profitait de l'argent de Sartre).
Cependant elle continue de faire des voyages notables avec Sartre, notamment en Chine, dont elle fera un livre, même si "la culture chinoise, essentiellement une culture de fonctionnaires et d'hommes de cour (...) ne la touche pas", à Cuba, où ils défendront le régime castriste, puis 2 mois au Brésil, où ils se frotteront au syncrétisme des favelas où des miséreuses entrent en transe et qui fera l'objet d'un journal de bord ; enfin en URSS et en Pologne (ils passent tous leurs étés à Rome, leur ville préférée). Elle va aussi revoir son ancien amant Algren et ils vont voyager en Europe. En France, de Gaulle est au pouvoir, l'indépendance de l'Algérie fait couler le sang, la torture se répand et Beauvoir s'engage donc aux côtés de Gisèle Halimi pour dénoncer ces agissements et signe la préface de son livre ; Sartre est lui-même inquiété pour ses positions anticolonialistes, et son appartement sera plastiqué. De plus, sa santé n'est pas bonne car il se tue au travail et force sur la bouteille. Simone est inquiète. Elle y voit sa propre finitude... C'est une sombre période qui s'ouvre alors. Ils perdent leurs vieux amis : Genet, Camus, Vian... et se replie sur elle-même, écoutant de la musique seule chez elle. Mon intérêt pour ce tome a beaucoup varié car elle n'explicite que très peu le contexte politique (or je connais très mal cette période). Ce que j'ai préféré, c'est quand elle étrille les auteurs qu'elle lit, voyez plutôt :
« Quand à Hemingway, je continuais d’admirer certaines de ses nouvelles. Mais L’Adieu aux armes, Le soleil se lève aussi, relus, me déçurent. Il avait fait faire un grand progrès a la technique romanesque ; mais, leur nouveauté disparue, les procédés, les stéréotypies sautaient aux yeux. Surtout je découvrais chez lui une conception de la vie qui ne m’etait pas du tout sympathique. Son individualisme impliquait une connivence décidée avec l’injustice capitaliste ; c’etait celui d’un dilettante assez riche pour financer de couteuses expéditions de chasse et de pêche et pratiquant à l’égard des guides, des serviteurs, un paternalisme ingénu. Lanzmann me fit remarquer que Le soleil se lève aussi était entache de racisme ; un roman est un microcosme : si le seul pleutre est un juif, le seul juif, un pleutre, un rapport de compréhension, sinon une relation universelle, est posé entre ces deux caractères. D’ailleurs, les complicités que nous propose Hemingway a tous les tournants de ses récits impliquent que nous avons conscience d’être, comme lui, aryens, mâles, dotes de fortune et de loisirs, n’ayant jamais éprouvé notre corps que sous la figure du sexe et de la mort. Un seigneur s’adresse a des seigneurs. La bonhomie du style peut tromper, mais ce n’est pas un hasard si la droite lui a tressé de luxueuses couronnes : il a peint et exalte le monde des privilégiés. »
« J’avais aperçu aussi, chez le Wright, Truman Capote, couché sur un divan, en pantalon de velours bleu pale ; il avait du talent, mais il n’en faisait pas grand chose. On m’avait trop vanté The Catcher in the Rye de Salinger ; j’y trouvai surtout des promesses. Et malheureusement la poésie (américaine) m’échappait. »
Ou encore :
« Pasternak est un très grand poète ; mais je ne réussis pas à lire "Le Docteur Jivago" ; l’auteur ne m’apprenait rien sur un monde auquel il semblait s’être fait délibérément aveugle et sourd et il l’enveloppait d’un brouillard ou il se dissolvait lui même. Pour avaler ce pave de brumes compactes, il faut que la bourgeoisie ait été soutenue par un fanatisme puissant. »
« Mais je me plongeais de bon coeur dans les profondeurs de Lolita. Nabokov contestait avec un humour inquiétant les limpides rationalisations du sexe, de l’émotion, de l’individu, nécessaires au monde de l’organisation. Malgré la gaucherie prétentieuse du prologue et l’essoufflement final, je fus prise à l’histoire. Rougemont, qui parle sottement de l’Europe mais pas si mal du sexe, a loué Nabokov d’avoir inventé une figure nouvelle de l’amour-malédiction ; et il est vrai qu’a l’époque de Coccinelle et des ballets roses, l’amour n’entraîne plus pour personne la damnation ; tandis que, au premier coup d’oeil qu’il a jeté sur Lolita, Humber Humbert entre en enfer. »