Il n'est pas facile d'éviter l'injustice lorsqu'un livre est devenu si célèbre que son argument s'est transformé en truisme (prédire en 2014 l'émergence d'un « grand bloc politique libéral » et l'effacement du PS, ce n'était pas absolument révolutionnaire, mais cela restait plutôt habile). J'en prends le risque en avouant mon avis mitigé sur La France périphérique.


Relevons d'abord, par souci de justice, la grande habileté de Ch. Guilluy pour projeter une vision cohérente (et la déceler chez les autres), ce qui explique certainement le grand succès du concept qu'il a inauguré. Au-delà de la thèse principale maintenant bien connue, on retient quelques idées marquantes, dont la critique du récit dominant du “triomphe de l'urbanité” raconté par les « cartes d'état-major » de l'Insee, qui placent dans un même ensemble Paris et Châteauroux, là où l'auteur propose de séparer les métropoles mondialisées. C'est aussi le cas de la forte critique intentée contre la moralisation des classes populaires pour leur prudence vis-à-vis de l'altérité, laquelle est très largement partagée (un chiffre fascinant tiré d'une enquête Sofres de 2014 : 82 % des musulmans d'Île-de-France pensent qu'il y a trop d'étrangers !) et légitime (qui a envie de devenir minoritaire ? demande justement Guilluy).


Au-delà de ce talent dans l'agit-prop, on est souvent frustré par l'analyse. C'est le cas dans le domaine quantitatif, dans ce qui représente pourtant l'argument central de l'ouvrage, lorsque Guilluy déduit en deux temps - trois mouvements la part de la France périphérique dans la population à partir d'un indicateur « volontairement simple » (certes, mais la simplicité n'exclut pas la justification). C'est aussi le cas en matière qualitative, où l'on est surpris par la légèreté des exemples (une page volante sur Brignoles — décevant, on aurait aimé en lire plus). Plus dommageable, on a l'impression que la volonté de Guilluy de se présenter comme autodidacte le mène parfois à privilégier l'intuition à toute forme de vérification, qualitative ou quantitative (exemple : la seule donnée mise en avant par Ch. Guilluy pour présenter les banlieues comme “sas” des métropoles et leur refuser le critère de zone d'exclusion est un vague exemple britannique et un chiffre sur la mobilité résidentielle, qui ne prouve pas grand'chose quant à la mobilité sociale de ses résidents, lesquels peuvent après tout déménager d'une ZUS/QPV à l'autre).


La France périphérique, si on me permet l'expression, a des airs de Manifeste (du parti communiste) sans édifice théorique sous-jacent ; mais loin d'être un simple essai suggestif (ce qui n'est pas une forme sans mérite), elle prétend au contraire à la rigueur des chiffres et d'une approche scientifique, qu'il semble difficile de lui accorder. Tout en saluant donc la qualité d'intuition de ce petit livre (non sans défaut, par exemple sur les banlieues : les problèmes modernes liés à la radicalisation et au salafisme soulignent assez que Guilluy avait tort de les écarter), on peut regretter qu'elle ne soit pas soutenue par plus de rigueur.

Venantius
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le 4 juil. 2018

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