La liberté, pour quoi faire est un recueil de conférences de Bernanos écrites après la Seconde Guerre mondiale, lorsque la défaite des totalitarismes faisait croire que l’Europe allait se relever et poursuivre tranquillement son évolution, le mal enfin chassé. Le mal est cependant plus profond encore que ce que les deux guerres mondiales ont révélé. Nous assistons actuellement à son expansion d'autant plus dangereuse qu'elle se fait plus discrète.
On retrouve dans ces discours la force de conviction et le courage de Bernanos qui révèle le formidable danger d’un nouveau totalitarisme plus sournois qu’il appelle « la civilisation des machines » et qui va de pair avec la déchristianisation qu'il élargit parfois à une terrible despiritualisation dont nous voyons chaque jour l'extension.
La force du discours s’accompagne d’une structure très répétitive, de digressions étonnantes, de coups de gueule grandioses, de visions prophétiques.
C’est pour cela que je me contenterai de citer quelques extraits représentatifs qui, bout à bout, donnent une petite idée des préoccupations de Bernanos, devenues parfois aujourd’hui des réalités…
« Le monde moderne qui se vante de l’excellence de ses techniques est en réalité un monde livré à l’instinct, je veux dire à ses appétits »
« Il est même devenu parfaitement inutile d’opposer les dictatures aux démocraties, les démocraties étant déjà des dictatures économiques, en attendant pire. »
« L’excès du machinisme concentrationnaire et totalitaire, avec tous les maux qu’il engendre, est une conséquence de cette maladie fonctionnelle de la civilisation humaine, et ce n’est pas ma faute si on entend donner à ce diabète mécanique le nom même de civilisation, c’est-à-dire le nom même de ce qu’il est en train de détruire. »
« La menace qui pèse sur le monde est celle d'une organisation totalitaire et concentrationnaire universelle qui ferait, tôt ou tard, sous un nom ou sous un autre, qu'importe ! de l'homme libre une espèce de monstre réputé dangereux pour la collectivité tout entière, et dont l'existence dans la société future serait aussi insolite que la présence actuelle d'un mammouth sur les bords du Lac Léman. Ne croyez pas qu'en parlant ainsi je fasse seulement allusion au communisme. Le communisme disparaîtrait demain, comme a disparu l'hitlérisme, que le monde moderne n'en poursuivrait pas moins son évolution vers ce régime de dirigisme universel auquel semblent aspirer les démocraties elles-mêmes. "
« Même le plus optimiste des hommes sait maintenant qu’une civilisation peut devenir dangereuse pour l’humanité. Il suffit qu’elle soit constituée et développée d’après une définition incomplète ou même fausse de l’homme. La civilisation moderne s’est basée sur une définition matérialiste de l’homme qui le représente comme un animal perfectionné. »
« La déchristianisation de l’Europe s’est faite peu à peu. L’Europe s’est déchristianisée comme un organisme se dévitaminise. Un homme qui se dévitaminise peut garder longtemps les apparences d’une santé normale. Puis il manifeste tout à coup les symptômes les plus graves, les plus impressionnants. A ce moment-là, il ne suffit pas de lui donner ce qui lui manque pour le guérir du même coup. Certaines formes d’anémie spirituelle paraissent aussi graves que l’anémie profonde qui, en dépit de tous les soins, finissait par emporter, des mois après leur libération, les déportés de Buchenwald ou de Dachau. »
« Appelé à prendre parti pour le vrai ou le faux, le mal ou le bien, l’homme chrétien engageait du même coup son âme, c’est-à-dire en risquait le salut. La croyance métaphysique était en lui une source inépuisable d’énergie. L’homme moderne est toujours capable de juger, puisqu’il est toujours capable de raisonner. Mais sa faculté de juger ne fonctionne pas plus qu’un moteur non alimenté. Aucune pièce du moteur ne manque. Mais il n’y a pas d’essence dans le réservoir. »
« Si l’homme ne pouvait se réaliser qu’en Dieu ? Si l’opération délicate de l’amputer de sa part divine – ou du moins d’atrophier systématiquement cette part jusqu’à ce qu’elle tombe desséchée comme un organe où le sang ne circule plus – aboutissait à faire de lui une bête féroce ? Ou pis peut-être, une bête à jamais domestiquée, un animal domestique ? »
« La justice qui n’est pas selon le Christ, la justice sans amour, devient vite une bête enragée. Il serait fou de penser que la justice , même débaptisée, déchristianisée, vidée de tout son contenu spirituel, est tout de même quelque chose qui ressemble à la justice et qui peut encore servir… C’est comme si vous me disiez qu’un chien devenu enragé reste tout de même un compagnon qu’on peut garder près de soi. On a lâché la justice sans Dieu dans un monde sans Dieu , et elle ne s’arrêtera plus- oh ! je le dis sans éloquence ; je voudrais trouver des mots plus simples pour le dire-, elle ne s’arrêtera qu’elle n’ait ravagé la terre. »
« La civilisation mécanique ne s’arrêtera de produire des marchandises que dans le moment où elle aura dévoré les hommes. Elle les aura dévorés dans les guerres, en masses énormes et par monceaux, mais elle les aura aussi dévorés un par un, elle les aura vidés un par un de leur moelle, de leur âme, de la substance spirituelle qui les faisait hommes. »