Il est des œuvres dont il est difficile de parler, tant on se sent écrasé par leur grandeur, leur complexité, tant la critique semble vaine au vu du travail à accomplir. La Maison des Feuilles est assurément l'une d'entre elles.

Parce que c'est un livre aussi extraordinaire dans sa forme que dans son fond, et d'une variété et richesse inimaginable. Labyrinthique, presque trop, la Maison des Feuilles mêle plusieurs récits, narrateurs, typographies, styles et niveaux de langage. Parfois jusqu'à l’écœurement, souvent jusqu'à la fascination. Parce qu'on peut suivre cent pages d'un récit aux allures du thriller américain banal et sombrer dans la mise en page complètement folle avec des annotations qui se déroulent dans tous les sens au sein-même de la page, ou des formes étranges qui apparaissent au beau milieu d'un texte. Et si cela ressemble d'abord davantage à un gimmick amusant supposé faire l'originalité du roman, cette forme étrange prend peu à peu à son sens.

Le meilleur exemple est justement un des points de rupture au début, quand on passe d'un roman fourni, touffu et étouffant de par son érudition et ses références à un enchaînement de pages blanches sur lesquelles ne sont inscrites que deux-trois mots. Hé bien tout cela est lié à la psyché des protagonistes : alors que les premiers "explorateurs" redoutent ce qu'ils ont à affronter, celui qui les suit part la conscience tranquille et l'esprit dégagé de tout doute ou frayeur, et tandis qu'il fallait peut-être 2-3h pour parcourir les cent premières pages, les cent suivantes se dévorent en moins d'une demi-heure. Et la progression du lecteur dans l'oeuvre est donc semblable, dans la sensation d'effort fourni, à celle des protagonistes. Et le bouquin regorge de trouvailles de ce genre.

Mais le fond est également extraordinaire, parce qu'en plus de proposer une intrigue principale (calquée sur les standards du thriller psychologique/horrifique) intéressante et angoissante, de nombreuses excroissances finissent par émerger du récit, que ce soit dans les notes de bas de page ou les développements sur les à-côté de la vie du héros et de sa famille. Et si le livre est présenté comme un essai (sur un film fictif), le traitement apporté à l'étude menée est remarquable : on enchaine les comparaisons mythologiques, les interviews de spécialistes mondiaux, les théories universitaires (fictives) sur le sujet et la psychologie profonde. Et l'auteur (le vrai) est si bien documenté que la Maison des Feuilles ne peut qu'être une lecture instructive, et ce même à des niveaux où on ne l'attend pas du tout (la mythologie, le morse, les expériences psychologigues) et qu'on se surprend donc à suivre totalement les digressions proposées et à sortir totalement de l'intrigue. Ce qui est une bonne chose en fait, tant elle semble au final n'être qu'un prétexte. Prétexte de qualité, certes.

Mais pourquoi donc attribuer un 10/10 à ce livre ? Par respect, par reconnaissance du travail ... fantasmagorique réalisé et parce que ce livre a des qualités réelles et rares. C'est aussi l'oeuvre qui aura, selon moi, transcendé le plus son propre média en jouant totalement avec les codes et en rendant la littérature interactive autrement qu'en assénant des phrases bien écrites. Rien que ça, c'est déjà fantastique. Et puis ça doit être le seul livre au monde qui peut émerveiller n'importe qui en étant juste feuilleté.
Floax
10
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le 29 oct. 2013

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Floax

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