Entre le génie et l'onanisme, il n'y a parfois qu'une porte à franchir

Quelle immense déception. Devant l'unanimité de la communauté littéraire Senscritique, d'ordinaire prompte à aimer les chef d'œuvre (Heart of Darkness, au hasard) et à plus ou moins se méfier des succès douteux tendant vers l'onanisme précaire (Duras, au hasard), devant l'enthousiasme de mes éclaireurs, en qui j'ai toujours une confiance absolue (Floax, je te retiens gredin !), je m'attendais presque, en me lançant dans La Maison des Feuilles, à une place dans mon Top 10. Alors en refermant le livre de Danielewski, c'est l'incompréhension. Une incompréhension telle que j'en ai rarement eu. Je pensais être passé à côté de quelque chose, aussi ai-je lu sur le sujet. En vain, car j'avais bel et bien vu tout ce qu'il y avait à voir. Soit pas grand chose.


On ne peut pourtant pas dire que House of the Leaves ne nous prépare pas à ce résultat : les cent cinquante premières pages sont horribles, une torture de lecture. Tout commence par un prologue relativement obscur écrit par Johnny Errand (personnage fictif), nous expliquant comment il s'est retrouvé en possession d'un manuscrit ayant appartenu à un vieil aveugle. C'est un essai sur un film qu'il décrit immédiatement comme fictif, le Navidson Record. L'essai, lui, s'appelle La Maison des Feuilles. Partant de ce postulat intéressant, les cent cinquante premières pages se concentrent essentiellement sur La Maison des Feuilles en elle-même, parodie des essais ultra pompeux aux théories tellement extravagantes qu'elles en deviennent stupides, fruits de critiques littéraires présentant de sérieuses ressemblances avec une partie de la communauté cinéma de Senscritique. Du coup, le livre est tout aussi chiant que les avis desdits critiques. Pourtant, ce début recèle quelques points intéressants qui nous incitent à continuer : tout d'abord, Johnny Errand commente régulièrement La Maison des Feuilles (via des notes de bas de page) et, vu qu'on découvre le personnage, ses divagations sur sa vie personnelle retiennent l'intérêt (surtout vu ce qu'on se mange en face). Ensuite, le Navidson Record (le film dont parle l'essai) est en soi extrêmement intéressant : on y découvre Will Navidson, photographe très réputé, qui installe des caméras partout dans sa nouvelle maison afin d'y mener une expérience, sachant qu'il s'est installé dans ladite maison avec ses deux gosses et sa femme, Karen, afin de se rabibocher avec cette dernière. Et la maison, comme on le découvrira très rapidement, échappe aux lois de la nature telles que nous les connaissons...


Autant le mettre sur la table dès maintenant : le Navidson Record est passionnant, fascinant. Les événements qui s'y déroulent en font un thriller angoissant et regorgeant d'inventivité. À chaque description des moments du film, je retenais mon souffle. L'essai, quand il n'est pas archi pompeux, peut être intéressant et nous apprendre des choses. Tous les avis ne sont pas de la caricature de branlette littéraire inutile, et certaines expositions semblent pertinentes et intéressantes (tout ce qui concerne le côté psychologique des intervenants notamment). Malheureusement, ceux-ci sont très rarement développés.


Passé un début douloureux, le livre prend donc un certain envol (les explorations !), et devient plus agréable à lire, avec des digressions globalement relativement intéressantes. Mais passé la moitié, le bouquin se perd à nouveau, et définitivement cette fois. On s'éloigne du Navidson Record pour se rapprocher de Errand, dont on a de plus en plus rien à faire. C'est bien simple, la vie de ce mec peut se résumer ainsi : la journée, il taff au salon de tatouage en bandant sur une strip-teaseuse à qui il n'ose pas parler, et la nuit il va se bourrer la gueule avec son pote Lude. Dès qu'il rencontre une meuf, il la baise. Oui, systématiquement, sans problème. Le mec est défini comme une gueule cassée bardée de cicatrices, avec entre autre une dent en moins au milieu du visage, mais c'est le plus gros tombeur que vous n'avez jamais vu. Il rencontre une fille fiancée dans une voiture ? Il la baise. Il rencontre une lectrice de Zampanò (l'aveugle), elle invite une pote, il les baise (en même temps hein). Il va voir une meuf random qui va se marier et qui dit être un amour d'enfance, il la baise. Il rentre dans un magasin, voit une meuf, lui dit qu'elle pue, puis il la baise. True story hein. Au début ok pourquoi pas, mais au bout d'un moment stooop. Je veux bien que les USA ce soit la Land of Opportunity, tout ça tout ça, mais à un moment faut arrêter de se foutre de ma gueule. Surtout que sérieusement, ON S'EN FOUT quoi. Bref, plus le bouquin avance et plus les digressions de Johnny, qui devient complètement barge en sus, sont insupportables. Et plus le bouquin avance, plus il y en a ! Quasiment toute la fin lui est consacrée. Pourquoi, juste pourquoi ? Pour montrer que ohlala regardez la Maison des Feuilles ça rend fou les hommes, Errand est violent et veut même plus baiser c'est dire si c'est hardcore ? Ouaw, quelle psychologie intéressante, profonde et subtile dis donc. Je suis tout à fait impressionné.


Et puis vient cet avant-dernier chapitre, qui commence par « la vérité transcende le récit ». Alors là on se dit qu'enfin on va comprendre : la maison, ses mystères, son rapport avec Zampanò, et surtout avec Errand qui vient de nous sur-gaver pendant cent pages non stop. Mais non, rien. Tout cela n'a aucun sens, aucun rapport. Si les pièces ont parfois un intérêt séparément, elles ne sont rien ensemble. La vérité ne transcende absolument pas le récit, ou du moins certainement pas dans le sens où on l'entend.


Et puis parlons du côté méta, un concept que l'auteur semble adorer. Un exemple simple : si les couloirs de la maison s'étirent dans l'espace,
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écrit
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Ok c'est bien pensé et bien exécuté, ça fait sens. Mais sérieusement les mecs, c'est ce que vous appelez du génie ? Un gosse de maternelle peut avoir cette idée et la mettre en application, et plein de gosses de maternelle l'ont probablement déjà fait. Oui c'est une bonne idée, clairement, mais appliquer ce genre d'idée sur un tout complètement vide, ça n'a pas plus de sens que les balles que tire Holloway dans les tréfonds de la maison. Ah, encore un truc méta alors, c'est ça ?


La structure est également trop décousue pour être décousue, et si cela sert des fois le récit, trop souvent cela ne rime à rien. Multiplier les points de vue ne fait que rendre le livre chiant. Navidson est passionné par l'architecture de la maison, mais on ne peut pas dire qu'on soit passionné par la lecture. Niveau méta, c'est un peu raté de ce côté-là.


Au final, et je crois que c'est ce qui me dégoûte le plus, j'ai trouvé que La Maison des Feuilles est un écrit vain. Je comprends qu'on puisse aimer le livre pour son originalité, qu'on aime sa structure atypique et les quelques critiques sous-jacentes qu'arrive à placer Danielewski. Sur une nouvelle, un essai ou un petit roman pourquoi pas. Mais sur presque 800 pages, sérieusement ? Les idées s'étirent à l'image de la maison, et se répètent à l'image de son architecture. Mais, contrairement au Navidson Record, création géniale s'il en est, La Maison des Feuilles se vautre dans l'autosuffisance et l'onanisme abusif. Quand j'y repense, je me dis que l'élément méta le plus réussi du bouquin, c'est le fait que j'ai passé deux mois et des dizaines d'heures à lire ce pavé pour déboucher sur une conclusion tout à fait vide, pendant que Navidson passe des semaines à simplement franchir des portes sur le néant.


En y réfléchissant, la solution de l'énigme se trouve peut-être dans l'annexe B. de Zampanò, où il écrit le 27 juillet 1991 : « Ne vous y trompez pas, ceux qui écrivent d'énormes livres n'ont rien à dire ». J'aurais pas dit mieux.

VGM
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le 13 juil. 2015

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