[Cette critique s'adresse à celles et ceux ayant terminé le livre.]
Quiconque s’est déjà essayé à la critique en connait le risque majeur. C’est l’art subtil du funambule. À votre gauche, un avis superficiel et sans intérêt ; à votre droite, une glose surchargée et étouffante. Et juste en dessous, le gouffre de l’échec qui menace de vous engloutir. De prime abord, la critique et le récit de fiction ne font pas bon ménage. Comment concilier l’aventure et la réflexion ? Leurs rythmes et leurs contenus propres semblent se repousser comme les pôles Nord de deux aimants. Mark Z. Danielewski a pourtant construit son projet littéraire autour de cet étrange mariage. En injectant de la fiction dans le documentaire, l’auteur retourne un des pôles. Les deux éléments sont désormais indissociables, le pari est gagné. Si cette première tentative de définition ne saurait établir clairement la nature de ce roman, c'est parce que La Maison des Feuilles est avant tout un objet énigmatique. De nombreux essais à son sujet parsèment Internet et cherchent à en percer les mystères ; aussi je ne prétends pas ici écrire quoi que ce soit d’original, ni même expliquer une partie du récit, des personnages ou de la symbolique. Cette entreprise me semble d’une part impossible et par ailleurs peu souhaitable, aussi contentons nous de pousser la porte de la Maison et d'entrer dans le labyrinthe.
La Maison des feuilles est ce qu’on pourrait appeler pompeusement un métalivre. C’est un livre qui parle d’un livre, mais aussi de la littérature en général, de ses codes aussi, dont il se joue, qu’il transgresse et métamorphose. C’est aussi un livre qui parle d’un film. En fait, c’est vraiment un livre atypique. Et voilà qu’à peine entré dans le labyrinthe je me perds au premier embranchement. Peut être que le plus simple serait alors de raconter l’histoire du roman, si tant est que ce soit possible.
Le livre rassemble plusieurs récits liés les uns aux autres : le récit-cadre est celui de Johnny, un jeune fêtard employé dans un salon de tatouage de Los Angeles. Un jour, il découvre un livre rédigé par un vieil aveugle récemment décédé, Zampanó. Il s’agit en fait d’un long texte argumentatif que l’on peut qualifier de mémoire ou de thèse, écrit dans un style très académique. C’est là le premier récit enchâssé, ou récit subordonné. Mais ce n’est pas tout. L’objet de la glose de Zampanó est un film documentaire appelé le Navidson Record, réalisé par Will Navidson à l’occasion de l’emménagement de sa famille en Virginie. Ces évènements constituent un second récit enchassé. Pour résumer ce système narratif de poupées russes, on pourrait établir le schéma suivant : Histoire-cadre de Johnny Errand racontée à la première personne > Thèse de Zampanó qui étudie d’un point de vue universitaire le Navidson Record > Histoire de la famille Navidson. À cela s’ajoutent plus ponctuellement les notes de bas de page d’un éditeur fictif, le court récit de Tom au beau milieu du roman, et les lettres de Pelafina à la fin de celui-ci . Si cette multitude de récits peut de prime abord effrayer le lecteur, leur dissociation est aidée par plusieurs règles typographiques : la taille du texte, sa police, sa justification, etc. Le système narratif nous était pourtant expliqué avant même d’ouvrir le livre : cette “double couverture” sur laquelle un volet englobe l’autre figure parfaitement ces différentes strates.
Une fois la dynamique de jonglage entre ces différents axes acquise, La Maison des Feuilles parait tout de suite plus abordable, moins chaotique. Est-ce tout ? se dit-on même, presque déçu d’avoir aussi tôt percé ce mystère. Mais nos illusions se dissipent bien vite lorsque l’on découvre le véritable projet formel de l’auteur : l’interpénétration des différents récits. Les frontières qui délimitent ces derniers sont en effet de plus en plus poreuses au fil des pages. Si le roman débute par l’unique récit de Johnny, celui-ci est bien vite rejoint par la glose universitaire de Zampanó. L’alternance entre ces deux modèles se met alors en place, mais les nombreuses et non moins denses notes de bas de page rédigées par Johnny sont très présentes dans le discours du vieil aveugle. C’est cette omniprésence qui maintient l’histoire du jeune homme en tant que récit-cadre, la plus grande poupée russe du dispositif. Se dessine alors le motif du labyrinthe qui s’il tient une place toute particulière dans l’histoire qui est racontée détermine également la manière de la raconter : une errance dans un dédale de subjectivités, de sensations et d’analyses. Ce dispositif narratif donne tout son intérêt à La Maison des Feuilles en ce qu’il permet au lecteur d’expérimenter la découverte des écrits de Zampanó à travers la perception de Johnny.
C’est ainsi que nous approchons d’un des thèmes principaux du roman : le pouvoir des mots. S’il est impossible de réduire l’ouvrage à un seul motif, on peut tout de même affirmer qu’une des préoccupations du récit est de donner à lire la plongée du personnage dans un océan romanesque qui finira par l’engloutir. Si la vie de Johnny semble assez dissolue dès le départ, ce n’est rien comparé à ce qui l’attend après la découverte des écrits de Zampanó. Nous en débutons la lecture en même temps que lui et restons aux premières loges pour constater son asservissement progressif. Objet d’obsession, objet de mystère, objet de terreur aussi, ce livre constitue pour Johnny un poids de plus en plus lourd qui l’attire petit à petit vers la folie. Il se retrouve comme les personnages du Navidson Record pris au piège dans le labyrinthe, et sa recherche frénétique d’une sortie ne fait que l’enfoncer un peu plus au cœur du dédale. Cette empreinte du livre sur son lecteur est visible à de nombreuses reprises : dans la forme d’abord, comme lorsqu’à la page 48 Johnny réutilise dans une note l’expression “peut-être les vôtres ?”, écrite par Zampanó quelques lignes plus tôt, ou bien à la page 417 lorsque ses “s” épousent l’ancienne graphie pour devenir des “s longs” comme dans le texte auquel sa note se réfère. Dans le fond ensuite, lorsque le thème de la glose se retrouve dans les notes de Johnny. On rencontre à cet égard un exemple frappant de proximité entre une note (qui témoigne de l’état mental altéré de Johnny) et le texte de Zampanó (qui aborde la dépression et prend soin d’exposer en majuscule dans un espace visible les mots suivants : la question du suicide). Il en résulte une connexion immédiate et effrayante pour le lecteur, qui devine que le personnage qu’il fréquente depuis maintenant des centaines de pages est prêt à se donner la mort.
Le récit de la déchéance de Johnny constitue en effet une des principales intrigues de La Maison des feuilles. Si le personnage plonge en enfer au fil des chapitres, le roman ne s’ouvre pas pour autant sur un modèle de vertu. Le jeune habitant de Los Angeles se complait alors dans une débauche régulière avec son ami Lude en écumant les bars et les fêtes de la ville. On reconnait dans le surnom de cet ami une référence explicite aux “ludes”, une drogue (issue de l’usage détourné d’un sédatif appelé Méthaqualone) que l’on retrouve par exemple à l’écran dans Le Loup de Wall Street (Martin Scorcese, 2013). Si cet indice n’était déjà pas des plus subtils, de nombreuses scènes d’ivresses viennent étoffer le portrait d’un Johnny à la dérive. Son patronyme, Errand, peut dans ce sens être rapproché du motif de l’errant, jeune et paumé, dont les principales boussoles sont le sexe, la drogue et l’alcool. En version originale, son nom de famille est Truant, un adjectif utilisé pour qualifier un gamin qui fait l’école buissonnière. Dans les deux cas l’idée de différence est mise en avant, on comprend que le personnage n’a pas une vie ordinaire et qu’il se tient à l’écart de ses semblables. Le jour, il est employé dans un salon de tatouage où il reste derrière la caisse et en réserve, tout en rêvant de tenir un jour l’aiguille. Sa situation générale est certes atypique, mais il est encore loin de goûter à la folie qui l’attend. En terme narratologique, la découverte des écrits de Zampanó constitue l’élément perturbateur de sa vie. Il va dès lors sombrer dans les angoisses que renferment ces écrits, les expérimenter et tenter de s’en extraire. Le style du courant de conscience (stream of consciousness, en anglais) nous permet d’entrer au plus profond des pensées de Johnny et d’y déceler l’étincelle de la folie et de la paranoïa. C’est ce flot incessant de ses idées qui s’infiltre continuellement dans le reste du livre, tout en contraste avec la glose universitaire du vieil aveugle ou le récit d’aventure des Navidson. Et c’est là encore cette présence continuelle qui consacre Johnny comme personnage principal, puisque tout ce que nous lisons et expérimentons en tant que lecteur est soumis à son regard. De plus, c’est bien sa vie qui constitue le début et la fin du récit. Une vie qui s’étiole à mesure que la Maison engloutit son esprit.
Quelle est-elle alors, cette étrange bâtisse dont le livre fait son sujet principal ? Pour le lecteur, c’est avant tout un mot (”Maison”) écrit systématiquement en bleu dès qu’il apparait dans le récit. Cette mise à l’écart du reste du langage introduit graphiquement sa singularité. Nous n’avons pas affaire ici à la notion générale de maison, mais bien à une Maison particulière qui renferme son lot de secrets. En termes symbolique, la couleur bleue est équivoque. On peut par exemple penser au bleu vaste de l’océan ou du ciel. Si cette notion d’immensité semble adaptée pour qualifier l’endroit, d’autres interprétations n’en restent pas moins valides. De manière générale, La Maison des Feuilles pose énormément de questions, notamment symboliques, sans qu’il soit jamais possible d’y répondre définitivement. La nature même du lieu est une énigme fantastique : après leur emménagement, la famille Navidson constate que de nouveaux espaces apparaissent à l’intérieur du foyer. Un petit mur d’abord, puis une porte et enfin un couloir sombre. Il y a une inadéquation entre les mesures extérieures et intérieures de la Maison qui renforce l’irrationnel. Face à l’inexplicable, Will Navidson décide en bon reporter de guerre qu’il est de s’armer de caméras et d’appareils photos pour entrer dans le couloir et documenter cette étrange découverte. Les nombreuses séquences d’exploration constituent la majeure partie de l’ensemble documentaires appelé Navidson Record. C’est cet objet que concerne le travail d’interprétation de Zampanó . Dans les faits, ce dernier passe beaucoup de temps à décrire ce qu’il se passe dans le film, à tel point que l’histoire des explorateurs devient un récit d’aventure à part entière sur lequel se greffe un appareil critique.
Ce que renferme le couloir est immense. C’est un vrai labyrinthe fait de corridors, de portes, de gigantesques halls et d’un escalier monumental qui descend dans les profondeurs. Comme Alice en son temps (un parallèle appuyé par la présence d’un personnage nommé Pan-Pan), Will Navidson bascule dans un monde qui défie le réel dans sa physique et dans ses espaces. Le tout est plongé dans une obscurité totale qui instaure une angoisse de l’indéfinissable. Il est en effet presque impossible de qualifier quelque chose qui n’a pas de forme définie, de contours et de limites. L’esprit humain, celui des personnages mais aussi du lecteur, est chamboulé par cet inconnu de ténèbres qui avale les photons à la manière d’un trou noir. Pour ne rien arranger, on réalise bien vite que le dédale est métamorphe. D’une expédition à l’autre, et même pendant celles-ci, l’agencement des murs, la hauteur des plafonds, les distances, connaissent des évolutions. Le voyageur imprudent ne peut donc plus compter que sur son fil d’Arianne pour retrouver son chemin. Seuls quelques éléments restent communs d’une incursion à l’autre, et le premier d’entre eux est un escalier en spirale, dont la taille peut varier de court à interminable, mais qui sépare toujours deux espaces. C’est lui qui structure la plupart des expéditions, qui chercheront à l'atteindre, y établir un campement, puis le descendre avant de le remonter. Il représente pour un temps du moins un horizon indépassable tant il est impossible d’en voir le bout. Ce n’est qu’après plusieurs jours de descente que les personnages arrivent à son pied pour y découvrir encore plus de ténèbres béantes. Cette descente est-elle seulement physique ? Difficile de ne pas y voir une chute psychologique et morale, étant donné l’état dans lequel finissent certains aventuriers. Le second élément commun à tous les voyages est le générateur d'une immense peur. C’est un râle invisible, un grognement qui résonne dans l’immensité désertiques sans que l’on sache d’où il vient. Cette menace résonne de temps à autres au sein du labyrinthe, glaçante. Il s'agit du monstre tapi dans l’ombre, il doit être tout prêt, on va le découvrir au prochain tournant. La proximité avec le Minotaure mythologiques est claire, la bête rôde au cœur de la Maison . Dans une glose telle que celle de Zampanó , une référence comme celle-ci ne pouvait être loupée. Pourtant, tous les passage où il y faisait mention sont barrés, comme s’il avait voulu se protéger. À leur lecture, nous nous souvenons alors de la façon dont est mort le vieil homme. Étendu au sol, il semblait avoir griffé le sol pour échapper à quelque chose. La terreur aurait-elle franchie les murs du dédale ? Comme toujours en fantastique, la frontière entre le réel et l’imaginaire est ténue, et chaque domaine est sur le point d’envahir l’autre.
L’agencement de la Maison change certes, mais non sans logique. Une des hypothèses proposées par le récit est que l’espace s’adapte à l'état mental de ses visiteurs. Holloway par exemple, qui s’attend à une très longue expédition et est équipé comme tel rencontre un escalier monumental. À l’inverse, lorsque Will est habité par le désir de retrouver sa famille et de rentrer en vie, l'édifice qui était gigantesque quelques instants plus tôt devient l’équivalent de quelques étages seulement. Cet espace inconnu agirait donc en miroir de l’âme humaine, et la sortie ne pourrait être trouvée qu’en son for intérieur. Cette idée convoque aussi les peurs, les angoisses et la paranoïa que rencontrent ceux qui parcourent cet endroit. Les modifications de l’espace sont très souvent suggérées par l’agencement du texte qui évolue selon le décor : un calligramme d’escalier ou de plafond qui s’élève, de grands espaces blancs figurant les ténèbres qui enserrent Will pendant la descente, etc. Ces éléments graphiques, ainsi que le télescopage d’un récit dans un autre (parfois comme note de bas de page, mais aussi de façon beaucoup plus surprenante), sont ce qui donne cette identité si particulière à ce roman, le rendant difficile à aborder et assez exigeant.
C’est en effet une vraie expérience littéraire que de lire La Maison des Feuilles. Sur le plan du récit, les enchevêtrements nous poussent à la réflexion, aux parallèles et aux connexions. Par ailleurs, le lecteur évolue dans une “forêt de symboles”, pour citer Baudelaire (dont les obsessions ne sont pas d’ailleurs tout à fait étrangères à notre objet : rêve, gouffre, angoisses... ). Heureusement, il n’est pas nécessaire de comprendre chacun d’entre eux pour avancer dans notre lecture, mais ils tissent autour de nous une toile de mystère. Cette Maison est-elle habitée par le mal ? Influence t-elle les relations familiales des Navidson, ou bien est-ce l’inverse ? Quels sont les messages cryptés dans les lettres de Palefina ? Y a t-il vraiment un monstre dans ce labyrinthe ? Qui en est l’architecte ? Le Navidson Record existe t-il, ou bien est-ce une fiction écrite par Zampanó ? sont une partie des questions qui subsistent lorsqu’on referme le livre. Si certaines trouvent des éléments de réponses, elles restent toujours en suspens. La véracité de l’histoire des Navidson par exemple, semble étayée par de nombreux ouvrages universitaire s’y rapportant et auxquels Zampanó fait référence. Mais qu’est-ce qui nous prouve que tout cela existe dans le monde du roman, et que le vieil aveugle n’a pas déliré et inventé tout ça ? Le fait que Johnny appelle ou rencontre ces personnes ? Au vu de son état psychologique, peut-on sérieusement croire tout ce qu’il nous raconte ? De plus, le titre du livre en version originale, House of leaves, suggère que cette Maison n’existe que dans les feuilles d’un livre. Les éléments se contredisent sans qu’on puisse en extraire une vérité, et le doute fantastique perdure au fil des pages.
Malgré les avertissements de l’éditeur et de Johnny, nous entrons nous aussi dans le labyrinthe. On s’y perd, on y erre, et lorsqu’on croit le comprendre sa disposition change. On se retrouve à écrire une critique académique d’un livre qui dénonce l’académisme. On reste avec nos questions, aux côtés des personnages dont on a partagé l’expérience. L’inextricable mystère de La Maison des Feuilles nous poursuit bien après notre lecture. Peut-être un jour nous échapperons-nous du dédale ? En ce qui me concerne, j’en cherche encore la sortie.