Ce sont sur ces mots que s’ouvre La maison des feuilles, telle une inscription gravée sur le fronton d’une maison sombre et imposante dans laquelle le lecteur s’apprête à entrer. Entrer dans le livre, c’est donc se positionner d’emblée dans un rapport de transgression par rapport à ce qu’il nous indique, comme si le livre, alors qu’il devient son propre mode d’emploi, nous invitait déjà, dans le même mouvement à ne pas le respecter. C’est pourtant bien cette notion de transgression qui traverse le livre : transgression des règles classiques de mise en page, mais aussi transgression des différents niveaux diégétiques qui structurent le livre, voire même transgression du rapport qu’on imaginerait pourtant étanche entre notre réalité et la fiction. À cette transgression du livre dans sa forme et dans sa structure vient s’ajouter une autre transgression qui va devenir le moteur narratif avec lequel le récit de La maison des feuilles va être lancé : alors que Navidson vient de s’installer avec sa famille dans sa nouvelle maison, il découvre que les dimensions intérieures de sa maison dépassent ses dimensions extérieures. Et pour cause, une nouvelle pièce, sombre et dépourvue de murs, vient de faire son apparition dans la maison. L’exploration peut donc commencer…
Il y aurait dans toute œuvre littéraire un paradoxe que ***La maison des feuilles*** thématise directement : un livre, aux frontières finies et délimitées convoque un espace fictionnel dont les frontières semblent excéder celles de sa représentation littéraire. Le livre de Danielewski dépasse ce paradoxe initial en l’illustrant directement : l’infini ne devient plus seulement un sujet de représentation, mais un support de représentation. Il ne s’agit pas d’un simple labyrinthe fixe qui est suggéré ici, mais bien d’un labyrinthe en perpétuel mouvement, une architecture impossible et infinie dans laquelle les murs ne seraient pas fixes. C’est en opérant une déconstruction progressive du livre et de sa linéarité que Danielewski va suggérer la représentation d’un espace en mouvement, d’une architecture impossible et impensable qui se déconstruit à mesure qu’elle se bâtit.
Toutefois, le véritable caractère infini du livre provient du rôle du lecteur qui devient alors co-créateur du sens du livre en y choisissant son propre chemin dans le labyrinthe. Le livre n’opère alors plus seulement une mise en abyme de lui-même, mais une réflexion sur la lecture au sens large. La mise en avant de la matérialité est donc pas antithétique de l’immersion fictionnelle : l’immersion devient l’exploration.
Grâce à l’importance de son métadiscours, ***La maison des feuilles*** apparaît donc comme une véritable exaltation de tout le potentiel du livre : à la fois en tant que forme, mais aussi en tant que déclencheur de l’imagination du lecteur. D’ailleurs, si, la maison des feuilles contient sa propre solution alors il suffit de revenir au mot Maison et notamment à l’utilisation de la couleur bleue pour en comprendre le sens : comme le suggère astucieusement Claro, le bleu pourrait renvoyer au fond bleu tel qu’il est utilisé pour inclure des éléments virtuels dans un film réel. Un espace vierge qui pourrait être meublé par toutes les significations possibles que convoquerait le lecteur, le mot maison venant ici thématiser le caractère imagé des mots sur lesquels nous venons projeter nos propres images mentales. Le livre semble prendre au pied de la lettre les concepts inhérents à la notion même de littérature.
La forme novatrice de ***La maison des feuilles*** permet paradoxalement de rendre au livre ses lettres de noblesse en revendiquant et en réaffirmant sa singularité essentielle au sein d’un monde de l’immédiateté et de l’hypercommunication. Oui, la littérature est un lieu, un lieu des possibles qui prend ici la forme d’une ode aux pouvoirs de l’imagination