Curieux roman que cet ouvrage qui regarde le déclin de l'empire austro-hongrois sans en chercher les causes, simplement en décrivant des symptômes. Peut-être est-ce l'historien en moi qui exige trop de cartésianisme...
On suit l'histoire d'une famille, les Trotta sur trois générations.
- L'aïeul, fantassin slovène, sauve l'empereur François-Joseph d'une balle à la bataille de Solferino et devient le baron Josef von Trotta et Sipolje. Il s'élève au-delà de sa condition. Mais malheureux que sa légende soit héroïsée à outrance dans les manuels scolaires, il demande à l'empereur que la vérité soit rétablie. Devant la fin de non-recevoir du pouvoir, ce coeur pur et fort naïf démissionne de l'armée pour devenir un riche paysan slovène. Un ami peintre du fils fait son portraît.
- Le fils, à qui le père défend de devenir militaire, de petit être chétif devient un préfet respecté, à la vie menée comme une horloge, qui défend l'empire austro-hongrois contre la montée des sentiments nationaux. Le roman ne dit jamais son prénom, à ma connaissance. Assez vite voeuf, il vit avec son domestique Jacques et pousse son fils à entrer dans l'armée.
- Le petit-fils, Charles-Josef, souhaite être à la hauteur de son aïeul, tâche insurmontable. Inscrit à l'école des cadets, il renonce à devenir uhlan à cause d'une histoire de duel. Il est ensuite envoyé dans une obscure garnison de Ruthénie, à la frontière avec l'empire russe, où il découvre l'alcool, le jeu, les maîtresses, et se dégoûte de l'armée quand on l'envoie réprimer une grève.
Charles-Josef prend une maîtresse, s'endette au point que son père doit aller rencontrer l'empereur pour demander soutien, démissionne de l'armée quelques jours après l'assassinat de François-Joseph, puis se rengage et meurt de manière antihéroïque (deux seaux à la main, il va chercher de l'eau sous les balles de l'ennemi). Le roman se clôt sur la mort de l'empereur en parallèle de celle du préfet Trotta. La vie continue mais l'empire est déjà condamné depuis bien longtemps.
C'est un peu Les Buddenbrook mais en Autriche-Hongrie. Cela dit la comparaison avec le chef-d'oeuvre de Thomas Mann est sans doute un peu cruelle pour Josef Roth. Et pourtant ce roman est fort bien écrit, avec de formidables trouvailles (l'arrivée des corbeaux, comparés à des "fruits venus du ciel", qui préfigure les cadavres de la guerre), et un soin indéniable dans la précision du vocabulaire destiné à reproduire la civilisation matérielle de cet empire austro-hongrois. Si vous aimez les descriptions de costumes d'officiers, si les mots "brocarts" ou "pourpoint" vous font rêver, vous allez adorer la première partie du livre.
En revanche le roman, comme je m'en plaignais en historien rabat-joie que je suis, ne cherche pas à sonder les causes du déclin de l'empire en détail, même si tous les éléments sont là (la montée des revendications démocratiques et nationales, l'absence de solidarité des Hongrois vis-à-vis des Autrichiens, la déliquescence de la discipline au sein de l'armée...). Il y a des références au contexte historique, mais entre les deux bornes du roman (la bataille de Solferino ; la mort de François-Joseph au milieu de la Première guerre mondiale), le cadre historique reste flou, et c'est un peu dommage.
D'ailleurs l'histoire reste très focalisée sur les personnages, qui exemplifient le cadre plutôt qu'ils ne s'inscrivent dedans (je ne sais pas si je suis clair), en jouant sur des motifs récurrents (le portraît de l'ancêtre, la fameuse marche qui donne son titre au livre, l'odeur du sureau qui rappelle à Charles-Joseph sa première maîtresse).
Il en ressort la description d'un univers mental idéaliste et étriqué, où les femmes sont forcément idéalisés, où l'on ne calcule pas et où l'on utilise mal des concepts aussi vains que celui de l'honneur. Il y a aussi une belle description de l'univers des Habsbourgs, qu'il s'agisse de Schönbrunn, de l'atmosphère des cafés viennois ou de celui des casernes de province, avec leurs parades et leurs bals. Et aussi cette ambiance cosmopolite si délicate.
La marche de Radetzky est un beau roman d'atmosphère. Si vous êtes curieux de l'empire austro-hongrois, donnez-lui sa chance.