La Mélancolie de la résistance est un roman déboussolant (autant dire qu’après Harmonia Caelestis fin 2017, je continue une découverte sans démagogie de la littérature hongroise), ce qui tient essentiellement à deux choses. Premièrement, son style : Krasznahorkai (tel que traduit en français) écrit de longues phrases insaisissables. Contrairement à d’autres auteurs connus pour la rigueur de leur phrasé, Krasznahorkai se joue souvent de la syntaxe au profit d’une totale fluidité expressive : “Ainsi l’intelligence, s’égarant dans sa maison et passant ainsi, il se dirigea lentement, tête baissée, vers la porte, du statut d’invitée à celui d’exclue […]”. L’irruption d’un deuxième sujet, de surcroît pronominal, au beau milieu de la phrase (“il se dirigea […]”), avant de reprendre l’accord avec le premier sujet sans préavis, est typique de cette manière assez lâche qui a dû causer beaucoup de souci au traducteur de l’ouvrage. Cette tactique stylistique perturbante contribue au vertige transmis au lecteur ; là où celui-ci finit par absorber la scansion immuable de la phrase de Proust ou par s’habituer à l’attention constante que requiert une Woolf ou un Faulkner, il est toujours trompé par l’allure faussement pateline du lexique simple de Krasznahorkai, avant d’être saisi au tournant par une entorse ou une audace.
À cette proposition formelle s’ajoute un récit assez abstrait, dont le caractère désincarné rappelle certains éléments de la manière de Kafka. La première partie du récit, qui raconte en détail le voyage d’un personnage en train, est particulièrement caractéristique : les gestes y sont minutieusement décomposés afin de former, point après point, une image confuse de malaise. Plus tard, dans la ville qui forme le siège du récit, le narrateur accumule les événements dérangeants, mais tout en les décrivant avec une certaine extériorité : si les personnages donnent d’abord à des événements mineurs (la chute d’un arbre, le froid extrême) un sens catastrophique, ils sont en revanche livrés de manière neutre au lecteur.
Cette approche ne s’applique toutefois pas, contrairement aux arguments kafkaïens, à un effondrement individuel, mais à une tragédie collective. C’est toute une ville qui fait soudain face à des troubles difficiles à comprendre. Les deux protagonistes sont les seuls à changer en les traversant : l’innocent Valuska, fasciné par le cosmos, abandonne son idéal (il “découvrit qu’à la place du ciel il n’y avait plus rien”) ; M. Eszter, qui s’était protégé des hommes dans une tour d’ivoire intellectuelle, en descend pour chérir son ami Valuska (“la fidélité et… l’affection de son compagnon l’avaient protégé, lui avait démontré que son “être reposant sur la raison et le bon goût”, sa liberté et lucidité de pensée, son intelligence, qu’il avait toujours secrètement estimée supérieure, ne valaient pas un clou”). Ils ont tous les deux rompu avec une “résistance” (dans laquelle je me propose de voir celle du titre) au réel, l’une passant par le rêve et l’autre par l’intellect. Après que la tempête de violence s’est abattue sur la ville, Valuska et Eszter, tous les deux transformés, sont relégués aux marges de la société de leur ville ; alors que Mme Eszter, qui a tiré profit de la répression d’après les troubles pour imposer son cynisme et son activité brutale, devient la maîtresse des lieux. Quoi qu’il soit impossible de dire que La Mélancolie de la résistance tient un propos bien identifié, cette double trajectoire de la lucidité malheureuse et de l’aveuglement couronné me semble être son arc le plus déterminant.