Je ne sais pas par où aborder cet avis sur la Montagne Magique, alors je rentre directement dans le vif du sujet, pour éviter de m’égarer : Thomas Mann nous propose ici une oeuvre proprement colossale!
Entre 1907 et 1914, on rejoint une galerie de personnages cosmopolites, principalement originaires des grands pouvoirs européens, dans un sanatorium pour tuberculeux (et assimilés), à Davos en Suisse. A l’écart des préoccupations des “autres”, là-bas, dans la vallée, le sanatorium est en fait une pirouette utilisée par Mann pour réunir en huis-clos des élites du vieux continent dans un contexte où les débats les plus élevés peuvent avoir lieu librement (au milieu aussi de pas mal de situations complètement absurdes, souvent très drôles).
En 1000 pages, on a le temps de passer en revue un sacré paquet de sujets… Je vais ici en aborder 2 qui m’ont marqué, mais ils sont loin d’être les seuls. En effet, je recommande de lire ce bouquin lentement, pour avoir le temps de digérer tranquillement ce qu’il s’y passe. De mon côté, je l’ai lu beaucoup trop vite, et je pense qu’en conséquence, beaucoup de choses me sont passées largement au dessus… Bref :
Le passage du temps. A Davos, les jours se transforment en semaines, les semaines en mois, et les mois en années. Le rapport des pensionnaires au temps est complètement déréglé, et la tentative de compréhension de ces mécanismes reliés au temps est centrale à l’oeuvre. Car en parallèle de cette apparente perte de repères, le sanatorium semble avoir son rythme propre, une vie interne réglée comme du papier à musique. Une réalité microscopique qui en pousse une autre macroscopique. On peut faire des rapprochements avec l’accélération temporelle que la révolution industrielle a causé quelques décennies auparavant, et interpréter que ce monde moderne ne semble pas à l’époque gérer ce train effréné… Au final, j’ai vu cette image d’européens qui n’ont pas pu ou voulu voir la guerre se précipiter vers eux pendant qu’ils étaient occupés à d’autres absurdités sans intérêt.
L’éducation, et le rôle du précepteur. Comment une jeune personne de bonne famille doit-elle observer son environnement, quelle grille de lecture doit-elle adopter pour une compréhension claire des problématiques les plus contemporaines ? Et dans un tel contexte, quel rôle pour le précepteur, dans ce monde moderne qui voit l’éclosion d’idéologies nouvelles ? L’intéressant est que l’auteur évite le ton péremptoire en utilisant (et abusant) le dialogue socratique : différents penseurs s’affrontent pour l’attention des jeunes gens du sanatorium, chacun essayant de leur faire accepter sa version de la vérité. Bien souvent, on assiste à une lutte acharnée et passionnante entre conservatisme et progressisme.
A travers ce procédé, les mouvances naissantes de ce début de siècle (l’athéisme, le communisme, etc...), évolutions logiques pour les uns, dangereuses hérésies pour les autres, passent au crible de l’analyse fine de Thomas Mann.
Stylistiquement, l’oeuvre est au mieux dense, et au pire presque lourde ! Parfois 50 pages de débat sur un sujet rugueux peuvent faire perdre le fil. Et on se dit souvent que l’on n’est en fait absolument pas en train de lire un roman, mais plutôt un traité de philosophie, et que c’est bien long... Heureusement, on est récompensé régulièrement par des morceaux de bravoure qui viennent contrebalancer ce sentiment. Je pense notamment à un chapitre au deux-tiers du bouquin environ, avec le personnage central parti en mission pour découvrir la vérité sur lui-même, sur le temps, et sur le monde, au milieu d’une tempête de neige aux proportions homériques, seul contre la nature hostile, dans une montagne magique autant physique qu’allégorique. Une des expériences de lecture les plus fortes et immersives de ma vie !
Il y a donc des longueurs parfois, mais on le pardonne sans soucis, à chaque fois que l’on retrouve un passage plus furieux. Dans les quelques derniers chapitres, je me suis dit que le récit perdait de son souffle épique et aurait dû se conclure plus tôt, mais les quelques dernières pages viennent, comme un dernier pied de nez, conclure en apothéose ce roman vraiment pas comme les autres. J’ai refermé la couverture en me demandant bien ce que je venais d’ingurgiter, mais en sachant que je le relirai quand j’atteindrai la cinquantaine.