"Tant que le malade a un souffle, il y a de l'espoir".
La Montagne magique, c'est ce pavé signé d'une proche qui trônait sur mon étagère, me regardant d'un œil hagard l'air de dire "je ne te mérite pas ?", et moi, qui détournais les yeux en niant son existence pour ne pas culpabiliser de reporter sa lecture à plus tard.
Et puis, je me suis décidée. J'ai empoigné le gros volume et, avec courage, l'ai ouvert.
Ce roman va avoir, d'une certaine manière, changé ma vie, et en a touché plus d'une.
Amis phobiques des spoilers, tirez-vous.
Hans Castorp n'est ni un narrateur, ni un personnage, ni l'acteur d'une histoire. Hans est une forme vague, un compagnon de voyage dont la main nous est donné par le narrateur, et qui nous emmène dans les cercles de l'enfer. Entrainé dans une course folle contre le temps et pour le temps, nos doigts se retrouvent englués autour de ces pages fiévreuses desquelles le lecteur ne peut se détacher et qui ne peut que s'empresser de lire, avec un plaisir mêlé de masochisme. Car physique, la Montagne magique l'est. Le lecteur sensible et fiévreux doit prendre ce livre avec précaution et s'entourer de proches qui puissent lui en refuser l'accès. Ces mots sont pesés, et je me rends compte que l'emploi du terme fiévreux n'est qu'un fragment de l'influence de La Montagne Magique sur mon discours.
La fièvre est significative dans le roman. Car quoi mieux que la fièvre peut représenter ce rapport au temps que Thomas Mann instaure. Un sursaut de fièvre peut nous faire passer d'une perception du temps rapide à un ennui profond qui semble infini. La question du temps est traitée en toute conscience par l'auteur/narrateur. Le lecteur, qu'il lise le roman en quelques jours ou quelques mois, ressort du livre en ayant la sensation d'avoir passé autant de temps que Hans là haut. Comme la mydriase de la pupille à l'obscurité, le lecteur s'accommode à la quotidienneté des gens d'en haut. La question du temps n'est plus qu'un sujet sur lequel les différents personnages – ainsi que le narrateur – dissertent avec brio, mais il devient l'essence, la substance de ce roman.
De surcroît, nous saluerons la manière avec laquelle Thomas Mann réussit à faire passer en littérature des thèses psychanalytiques sur le rapport entre psychique/physique, corps/âme. Et en plus de montrer les répercutions des humeurs (non, non, pas suranné du tout de parler d'humeurs) sur l'état physique des personnages, c'est le lecteur qui se voit touché au fil de sa lecture de La Montagne Magique : hyperventilation, palpitations, vertiges, sueurs froides… Le lecteur peut passer par tous les états d'anxiété, ou de bonheur, au rythme des saisons presque inexistantes là haut.
Thomas Mann a réalisé une œuvre plus qu'aboutie, un roman qui repose réellement le rôle de la littérature, ce que doit provoquer la lecture sur son lecteur.
Nous dirons pour finir, que le génie de l'auteur est en ce que ce roman semble être un accident, quelque chose qui est, par essence, et non par création modelée de telle ou telle manière.
Une expérience incroyable, inconcevable et, nous osons le dire, magique.