Si tout le monde connaît Simon Leys comme sinologue et comme critique de la Révolution culturelle, il est par contre beaucoup moins connu comme romancier. Il n’a en effet écrit qu’un seul roman, celui-ci, qui se présente comme une uchronie sur le mode d’un récit d’aventures non dénué d’une certaine dérision. Leys imagine que Napoléon aurait été exfiltré en secret de Sainte-Hélène (et remplacé par un sosie) par une organisation occulte favorable à son retour au pouvoir et raconte ce qui lui serait arrivé ensuite, ayant perdu par accident tout contact avec cette organisation et étant réduit à compter sur ses propres forces. Le postulat qui fonde l’hypothèse est donné dès la toute première phrase, alors que le héros travaille comme garçon de cabine sur un brick : « Comme il ressemblait vaguement à l’Empereur, les matelots du Hermann-Augustus Stoeffer l’avaient surnommé Napoléon. Aussi, pour la commodité du récit, ne l’appellerons-nous pas autrement. D’ailleurs, c’était Napoléon. »
Suite à l’annulation d’une escale, ses bienfaiteurs perdent sa trace et Napoléon se retrouve seul à Anvers. Il décide alors, à tout hasard, de se rendre à Paris, via Bruxelles et Waterloo, où il s’arrête un moment en compagnie de touristes anglais pour visiter le théâtre des événements, en tout anonymat bien sûr. Arrivé à Paris après quelques mésaventures, il prend contact avec des vétérans de la Grande armée, « ces vieux enfants, soudain orphelins du même songe », mais n’ose pas leur avouer son identité, d’autant qu’on vient d’annoncer la mort de son sosie. « Entre le personnage qu’il avait dépouillé et celui qu’il n’avait pas encore créé, il n’était temporairement personne. » Pour survivre, il aide la veuve d’un de ses anciens soldats à tenir son commerce de melons, épisode très drôle où on le voit mettre tout son art de stratège militaire dans un vaste plan d’attaque commercial pour écouler ses produits et tenir en échec la concurrence.
Après cette reconversion réussie, il perd peu à peu espoir en son projet de reconquête du pouvoir face à la décrépitude de ses derniers soutiens. « Maintenant qu’ils s’étaient abandonnés au poison de la nostalgie, tout entiers tournés vers le passé, qui pourrait jamais les décider à redevenir ces galériens de la gloire, qu’enchaînait l’appel du futur ? » Il tente alors une dernière opération politique qui demeure inachevée, tout comme le récit qui donne l’impression de finir en queue de poisson – ce qui n’ôte rien au plaisir de sa lecture.