Je n’avais jamais lu Sylvain Tesson. Mais je n’aurais refusé pour rien au monde la lecture d’un récit de voyage dont la thématique centrale serait le fantôme d’Asie.
L’écrivain aventurier signe d’une plume inspirée une véritable ode au lâcher-prise. En être concerné et préoccupé, il livre avec lyrisme ses réflexions sur un monde qui s’oublie, qui mute et perd de son sens. Sans détour, il frappe violemment le cœur du lecteur d’un siècle 21 qui pourrait se résumer à la perdition d’une espèce. L’humain, ses fondamentaux oubliés et ses préoccupations stériles sont en effet au centre de son parcours initiatique.
Échappé au bout du monde pour tenter de voir l’invisible, l’auteur décrit avec autant de plaisir que de souffrance ce qui semble être un véritable chemin de rédemption, où le froid consume la volonté et le relief fustige la chair. Pour espérer y goûter, le fruit de la quête impose de fait de rejoindre une région du monde où l’homme n’est pas encore roi, où toute avancée prend l’allure d’une marche purificatrice. Car la panthère des neiges ne s’offre pas à tous et impose à ses courtisans de renoncer à leur sécurité et confort. Et surtout, elle ne promet rien, encore moins d’apparaître.
À l’effort du mouvement succède le quotidien douloureux, silencieux et engourdissant de l’affût, où l’esprit divague et le doute s’immisce. Les efforts doivent-ils être récompensés ? Ne pas voir constituerait-il un échec ? L’écrivain ne se ménage pas, évoque ses frustrations et aspirations dans un tourbillon de réflexions sur la vie, son sens, sur le sens qui a quitté la vie.
Et c’est au détour d’apparitions fugaces, allant du Yack sauvage au loup curieux en passant par le chat de Pallas grognon, que la pensée de Tesson se formalise, se concrétise. Ce monde qui s’offre à lui, cet océan de silence, la torpeur à peine troublée par la vie qui l’irradie l’espace d’un instant, le royaume encore préservé, les récompenses ne se trouvent pas ailleurs. Qu’elle vienne à se montrer et l’once ne donnera que plus de cachet à un tableau du vivant sans équivalent.
L’homme l’a oublié, il s’est improvisé nettoyeur et court à cent à l’heure. Il n’y a plus de goût quand un fruit ne fait plus saliver, il n’y a plus d’âme quand le contact avec la nature se rompt.
L’apparition n’a de sens que si elle est savourée à sa juste valeur. Et Saâ n’est pas pressée, elle attend, se fond, épouse la roche et défie l’œil en permanence, se jouant des visiteurs. Et seulement si elle le décide, la reine se révèle, trahit sa présence en montant sur son trône minéral et permet à l’observateur de voir un visage.
Chaque voyage est source d’enseignements. Mais Tesson l’a paradoxalement bien compris sur les plateaux tibétains, il n’y a pas besoin d’aller au bout du monde pour apprendre, comprendre et renaître. Chaque seconde est importante, car elle offre une infinité de chances d’être surpris. Il suffit de cesser, de renoncer à la perte de temps, d’embrasser le calme, de sanctuariser le silence délicieux et de savourer l’apparition, quelle qu’elle soit…
Mais je le jalouserai à tout jamais pour l’avoir vue… Je sais qui elle me révélerait…