Bataille le mystique, n’étant pas à un paradoxe prêt, se lance dans l’économie générale ! C’est à n’en pas croire ses yeux : le voilà qu’il décortique l’évolution du capitalisme depuis la Renaissance, le modèle soviétique, le Plan Marshall, sans coups férir, très sérieusement, très concrètement. Mais s’il pose un pied ferme sur le terrain du profit et de la spéculation, rassurons-nous, l’autre pied est bien campé sur des exemples plus spirituels, comme les traditions sanguinaires des Aztèques ou l’étrange pacifisme forcené des Tibétains. C’est que dès l’abord Georges a prévenu : son but est de percer le mystère inhérent à l’humain, et pour cela il faut non seulement brasser au plus large pour faire remonter à la surface la vérité, mais aussi savoir plonger les mains dans le cambouis et les rouages de ce qui résume le plus surement notre rapport au monde : l’économie comme rigoureuse organisation de l’activité de chacun, revenant par là à son étymologie la plus stricte de « gestion de la maison ».
Si ces questions tarabustent Bataille depuis toujours, c’est sans doute qu’il y voit un moyen d’asseoir ses convictions sur un socle à la fois inattaquable et quotidien. Je m’explique : à aucun moment il ne cherche à se pencher en observateur curieux sur les travers de ses (plus ou moins) contemporains, non, ouvertement la perspective est renversée : il sent, il sait, que la fin ultime de l’homme est de trouver un chemin qui le mènera à son intimité la plus profonde, sa singularité irréductible, pour se défaire de sa condition de chose dans laquelle il ne cesse de retomber (pente fatale que le capitalisme, système uniquement tourné du côté des choses à fabriquer et des choses à consommer, ne fait que savonner tous les jours d’avantage), et pour cela, il sait, il sent que la logique économique de la croissance permanente est un suicide programmé. Disons-le comme cela : Bataille milite pour la stratégie de la consumation et c’est dans ce but qu’il veut lutter contre la société de consommation.
Très vite donc, le texte se fait réquisitoire à charge. Contre l’esprit comptable, contre la tentation de l’accumulation, contre le réflexe de l’épargne et de la parcimonie. Car tout cela ressort de la vision à trop long terme, d’un calcul sordide qui va justement à contre-courant de ce que devrait être la vie d’un homme dé-choséifié. Une dépense sans compter, un affrontement gratuit, et à perte, destiné à contrer la glaciation qui menace celui qui se fait esclave volontaire de son avenir. Défrichant le terrain que parcourront après lui Baudrillard, Agamben et quelques autres, Bataille tente, derrière une tonalité des plus mesurées, un combat passionné pour que ne disparaisse pas trop vite de la surface de la planète la seule liberté qui vaille, celle de l’esprit, réalisant ainsi le programme dessiné par Nietzsche dans Humain trop humain : « Dans la connaissance de la vérité, ce qui importe c’est qu’on la possède, non pas de savoir par quel motif on l’a cherchée, ni par quelle voie on l’a trouvée. Si les esprits libres ont raison, les esprits serviles ont tort, peu importe que les premiers soient arrivés au vrai par immoralité, ou que les autres, par moralité, se soient jusqu’ici tenus au faux. — Au reste, il n’est pas de l’essence de l’esprit libre d’avoir des vues plus justes, mais seulement de s’être affranchi du traditionnel, que ce soit avec bonheur ou avec insuccès. Pour l’ordinaire toutefois il aura la vérité de son côté, ou du moins l’esprit de la recherche de la vérité : lui cherche des raisons, les autres une croyance. »