Qui doutait encore que les mots avaient tant de force peut lire ceux de Zweig et constater comme, avec peu d'effet, peu d'action, peu de grandiloquence, peu d'épique, on se retrouve renversé d'émotion.
C'est une histoire sans ambages, dont l'ampleur ne se dévoilera que dans ses derniers mouvements. Son point de départ est simple, sa péripétie presque anecdotique : passé le malaise, tout pourrait s'arrêter avec des excuses, et l'événement quitter les mémoires.
Mais Zweig a ce talent : il s'accroche à une émotion, ici la pitié. Il la traque, la dissèque, la chatouille, la perce. Il fait du sentiment l'aventure, il fait de l'intime le spectaculaire; par la grâce des mots, et la façon de raconter. Il nous amène à porter le même regard que lui, un regard d'auteur : "voyez cet incident et ses suites, voyez ces personnages d'apparence si paisible. Ne vous laissez pas abuser par ces conversations de bon aloi et ces regards sans folie. C'est une véritable tempête qui gronde, en coulisses. Peut-être n'explosera-t-elle jamais. Mais c'est une tempête. Regardez donc mieux. Regardez au-delà..."
Et nous voilà pris au piège ; le piège d'avoir le souffle coupé par des petits riens, le piège de faire défiler les paragraphes comme on fait défiler ceux des grands romans d'aventures, le piège de se faire grandement surprendre par des petites surprises, et d'assister hagard aux révélations que nous avions pourtant devinées...
Et devant cet autre piège qui est tendu au narrateur, le piège d'avoir une âme et de ne pouvoir oublier ses tourments jusqu'à souhaiter disparaître pour ne plus les entendre, des doutes me sont apparus. De vrais doutes, dans le sens où je me demandais à quel point ils furent partagés par l'auteur.
Ne parle-t-on en vérité que de pitié ? L'amour peut-il se parer d'honneur pour ne pas se dévoiler ? N'est-il pas là, le piège tendu à cet officier si prisonnier de son époque, de sa classe, qu'il n'avait jamais songé qu'une prisonnière de son corps meurtri puisse éprouver de l'amour, du désir ? Qu'il puisse émerger de ce corps en berne la vitalité écrasante de la passion ?
N'est-ce pas l'histoire d'un homme qui aura employé mille ruses, mille stratagèmes et peurs d'une soit-disant pitié dangereuse, pour convaincre son cœur qu'il n'a jamais aimé la seule personne qu'il sera jamais capable d'aimer ?
Les événements terminés, ne reste-t-il pas de lui qu'un fantôme précipité dans un conflit mondial, une silhouette désintéressée par l'un des plus grands massacres de l'Histoire, arraché à la vie et à la peur comme le sont les plus grands amants romantiques arrachés à leur moitié ?
Et s'il était là son drame : il envisageait le suicide pour l'honneur, celui dicté par la bienséance et la pensée, mais fut trop versé de son rôle de militaire pour songer au suicide d'amour, celui-ci dicté par le cœur. Il paraît presque triste que la guerre ne crut pas indispensable d'en faire sa proie comme elle le fit de tant d'autres.
Il en va ainsi des dernières phrases du roman, contant la tragédie d'un incident mondain et banal. On y lit la honte de l'officier et du gentilhomme, qui ne souhaite pas troubler un ancien protagoniste qui fut témoin de ses égarements.
Pourtant, j'y ai entendu aussi les larmes de celui qui ne veut plus se rappeler le drame de ses sentiments cachés.
Quels beaux instants. Quels beaux récits imbriqués dans le récit surgissant sans crier gare, s'étalant soudain au beau milieu de l'action durant des pages et des pages entières, sans nous lasser un instant ni nous faire perdre le récit principal abandonné quelque temps sur le rivage. Quel suspense inattendu sur la fin, rappelant le galop éperdu de Romeo vers Vérone et où un médecin dévoué évoque, par sa bienveillance et son douloureux échec, le frère Laurent de Shakespeare.
Quelles grandes pages consacrées à l'impalpable, au simple sentiment, sans s'égarer, sans se répéter, sans ennuyer ; écrites par quelqu'un de convaincu que les récits les plus haletants sont parfois intérieurs.
Et quel terrible constat, celui de voir que des grandes époques condamnées à sombrer pour en voir naître de nouvelles deviennent parfois de grandes ennemies, emprisonnant l'humanité de leurs mœurs, de leurs traditions, de leurs valeurs, et du regard de la foule.